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Recension critique

Voyage de classes

Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers

de Nicolas Jounin, Octobre 2014

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Par Marie Lefebvre, membre Et Alii, Décembre 2014

 

 

Professeur à l'université Paris 8 Seine-Saint-Denis, Nicolas Jounin propose à ses étudiants d'origine populaire une enquête de terrain atypique dans les beaux quartiers. Face à ce véritable voyage de classes, l'enquête se situe à contre courant des situations d'asymétrie en faveur des enquêteurs relatées dans les manuels de sociologie. Nicolas Jounin invite alors à une véritable introspection sociologique, afin de repenser la place de la sociologie dans la vie de la cité.

 

 

 

          Auteur d’un premier ouvrage sur les travailleurs du bâtiment[1], Nicolas Jounin nous emmène dans les beaux quartiers avec Voyage de classes. Bien plus qu’une énième investigation sur la bourgeoisie, c’est autant un guide de l’enquête de terrain qu’une expérience de la domination symbolique que propose l’auteur. En effet, l’enquête qu’il relate a été réalisée par trois promotions d’étudiants de première année de l’université Paris 8 Seine-Saint-Denis, au sein de laquelle il enseigne. Elle porte sur trois quartiers du huitième arrondissement de Paris – le Triangle d’or, Monceau et Champs Elysées Madeleine – où se concentre la haute bourgeoisie à laquelle se sont confrontés les étudiants d’origine majoritairement populaire. C’est donc bien à un Voyage de classes, le long de la ligne 13 du métro, que nous convie Nicolas Jounin. En somme, il propose une analyse du ghetto par le ghetto, en opposant alors le ghetto du gotha, selon l’expression consacrée par Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot[2] dont l’étude de la bourgeoisie constitue une matrice de l’enquête, et le présumé ghetto de Seine-Saint-Denis, qui fait les frais de cette appellation médiatique.

 

          Cet exercice scolaire résulte d’un constat : si les pauvres sont surexposés en sociologie, les riches semblent être un objet d’enquête réservé aux sociologues confirmés. Nul doute alors que les manuels à l’usage des apprentis chercheurs présentent des situations d’asymétrie en faveur des enquêteurs. Jounin souhaite proposer un guide de terrain à contre courant des manuels consacrés et usités sur les bancs de l’université, à l’instar du Guide de l’enquête de terrain de Beaud et Weber ou encore de La misère du monde de Bourdieu.  Le résultat de Voyage de classes est un guide écrit par tâtonnement, à plusieurs voix, entre les résultats des étudiants et l’intervention de l’enseignant qui permet de distinguer comportements observés et rapportés par les sociologues débutants et garantir la scientificité de l’enquête. L’enquête est multiple : elle cumule des observations, l’administration de questionnaires ainsi que la réalisation d’entretiens avec des habitants et acteurs du terrain. Par ailleurs, la méthodologie n’est pas reléguée en annexe mais s’intègre au fil de l’analyse des beaux quartiers. Ainsi les enquêtes réalisées par les étudiants ne jouent pas uniquement le rôle d’illustration du manuel, elles structurent plutôt le guide qui s’élabore grâce aux situations d’enquête, donnant vivacité à l’ouvrage. La pédagogie de l’enseignant s’inscrit en outre dans la filiation à Everett Hughes[3], dont les méthodes ont été reprises par des professeurs de sciences sociales de l’université Paris 8, et notamment de Jean-Michel Chapoulie qui critique la place prédominante de la théorie dans les études de sociologie[4]. Cette vision peut paraître datée aujourd’hui, la discipline accordant une place désormais prédominante à l’enquête. Néanmoins, la sociologie s’est institutionnalisée de façon conflictuelle, et la volonté d’établir le caractère scientifique de la matière conduit les chercheurs à réserver, dans les années 1970, l’enquête de terrain aux sociologues confirmés. Or, dans la lignée de Chapoulie, Jounin réinscrit le savoir sociologique comme « une boîte à outil » qui donne à « voir et sentir qu’on a affaire à un champ de batailles où il faut prendre parti et s’engager » (p.230).

 

            Le propos ne vise pas le matériau de l’enquête, et ce n’est donc pas une présentation sociologique des quartiers bourgeois qui est offerte au lecteur. Jounin l’affirme : « ce qui m’intéresse, c’est ce que cette démarche suppose pour l’enquêteur » (p.116). L’enquête est alors le vecteur d’une étude de la relation d’interaction en sociologie. L’ouvrage appelle à un décentrement afin de prendre en compte l’impact du chercheur sur son milieu, impact d’autant plus visible lorsque le chercheur des banlieues étudie le gotha. Il convient en ce sens de renverser l’ethnocentrisme qui incite à caractériser d’étrange l’enquêté et son milieu pour penser l’étrangeté de sa propre présence au sein du milieu étudié. On notera, s’il n’est possible de faire état de toutes les analyses offertes par Voyage de classes, la réflexion intéressante de Jounin sur la « race » et les catégories de classement pertinentes pour décrire la société. Il revendique l’utilisation des critères de définition engendrés par le racisme puisque cette nomenclature est à même de « mettre en lumière des phénomènes découlant du racisme » (p. 94) et ainsi de « saisir sa force de structuration de la société » (p. 95) ; tout en n’oubliant pas le pendant bien moins usité de « Blanc » pour désigner des individus qui ne s’identifient pourtant pas en utilisant un marqueur racial. Or, si le sociologue utilise des catégories de définition raciales, cela doit être fait systématiquement. Jounin inscrit alors sa position contre l’emploi de l’étiquetage proposé par les enquêtés eux-mêmes[5], afin éviter de perpétrer l’asymétrie présente dans le racisme qui n’a pas pour habitude de nommer ceux qui ne sont pas « Noirs ». En définitive, l’apport majeur de l’ouvrage repose sur l’analyse de l’humiliation qui résulte de l’impact du milieu sur le chercheur. Cette situation fait l’objet d’allusions déjà chez Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot[6], toutefois Jounin souhaite démêler les ambiguïtés du concept à partir des expériences des étudiants. « Toute domination symbolique suppose de la part de ceux qui la subissent une forme de complicité » affirme Pierre Bourdieu[7]. Est-ce donc quelque chose d’imposé à l’enquêteur ou quelque chose qu’il s’inflige lui-même ? Les expériences d’étudiants témoignent souvent de l’ambivalence. Si Clélia et Samira s’invitent le temps d’un café dans un hôtel prestigieux avec la volonté de ne pas se laisser intimider par le lieu consacré, elles éprouvent néanmoins de la gêne vis-à-vis du regard des clients et du personnel, et de leur propre sentiment d’étrangeté en ce lieu, les conduisant à considérer la sortie du restaurant comme une épreuve interminable. L’enquête d’une étudiante révèle néanmoins que cette domination n’est pas une fatalité pour tous, et qu’il ne faut pas généraliser le concept. L’auteur conclut alors que l’étude a permis à l’étudiante de « se voir [elle-même] comme un cas particulier parmi d’autres, dont certains sont semblables et d’autres non » (p.102).

 

           C’est à une véritable « introspection sociologique » (p. 226) que l’enseignant invite les étudiants, afin d’évaluer la place de l’enquêteur à l’aune de celle des personnes qu’il étudie. Il incite alors à s’interroger sur ceux qui « s’autorisent à chercher et discourir sur l’existence de leurs congénères » (p.225), afin de remettre en cause l’idée d’une légitimité à acquérir pour pouvoir s’approprier les outils de la sociologie. Nicolas Jounin appelle donc à la démocratisation de pratiques trop souvent réservées à une élite intellectuelle. En ce sens, l’ouvrage s’inscrit dans la lignée des réflexions de Chapoulie sur la vision de la domination univoque des classes populaires « trop simple et non dépourvue d’une complaisance d’intellectuels à l’égard d’eux-mêmes »[8] dans les descriptions sociologiques. D’autre part, l’enseignement de l’enquête de terrain est une occasion pour les étudiants de « prendre la mesure de la diversité des milieux sociaux »[9], permettant ainsi les conditions d’une émancipation de son propre milieu, observé de façon extérieure par l’analyse. Là est l’enjeu crucial de Voyage de classes : permettre aux dominés d’étudier la domination par les outils sociologiques. La motivation est donc politique au sens noble du terme, puisqu’elle conduit à s’approprier la chose publique, et pour cela mieux en analyser les inégalités sociales. L’objectif sous-jacent est de rétablir une « exigence politique de symétrie » (p.15), la sociologie devenant alors un outil démocratique que les opprimés peuvent s’attribuer, afin qu’il ne demeure pas l’apanage des privilégiés. Une étudiante résume en ce sens : « je vais étudier les bourgeois du huitième en étant dominée, […] mais je vais pouvoir me positionner autrement en tant qu’étudiante en sociologie » (p.213). L’entretien et l’observation permettent alors de rapprocher des expériences sociales qui ne se rencontreraient pas autrement, et la connaissance doit s’étendre aux domaines qui l’entravent. Ainsi, l’enseignement justifie une dimension de mensonge et de braconnage afin de renverser les rapports de pouvoir en démocratie : « les institutions doivent rendre des comptes » (p. 123).

 

            La sociologie de Everett Hughes, et plus généralement de l’école de Chicago imprègne la démarche de Voyage de classes. Hughes souligne la nécessité de « rendre conscient les interviewers des types d’inégalités sociales qui risquent d’affecter les interviewés », cela afin de les minimiser, ce qui est d’autant plus important lorsque « l’interviewé est susceptible de se considérer comme inférieur à l’interviewer »[10]. C’est un prolongement de l’analyse de Hughes que pourrait peut-être alors effectuer Jounin, supprimant le médium d’une tierce personne – le rôle de l’interviewer chez Hughes – pour offrir aux opprimés la capacité à appréhender d’eux-mêmes les outils de révélation de la domination. Si cet ouvrage nous incite à réfléchir de façon tout à fait pertinente sur les conditions de production de la parole du sociologue et sa portée, on peut néanmoins s’interroger sur sa capacité à en renverser les conventions. En effet, les manuels consacrés présentent une tradition sociologique de restitution de la parole des dominés, qui n’aurait pas les moyens d’expression des dominants. D’où une immersion du sociologue qui restitue « les visions d’en bas »[11]. Si l’approche de Nicolas Jounin est radicalement différente, Stéphane Beaud et Florence Weber ne nient pas le caractère politique de la sociologie qui permet de « s’opposer aux forces qui imposent le respect et le silence »[12], mais c’est justement par ce constat qu’ils incitent à étudier le méconnu, aux antipodes des dominants qui se donnent à voir. Si Nicolas Jounin s’attache à donner à voir les riches par ses élèves de Seine-Saint-Denis, n’y a-t-il pas un effet pervers à en apprendre autant sur ses élèves que sur leur objet d’étude ? En effet, le risque est de remettre en cause, par la comparaison au milieu d’origine des étudiants de Seine-Saint-Denis, la portée de leur enquête. Dans la mesure où l’on en apprend en définitive autant sur l’objet de l’enquête que sur les enquêteurs, cela pourrait décrédibiliser, à tort, le fait que les élèves, issus de milieux populaires, soient capables de réaliser une sociologie de la bourgeoisie. En dépit de cette dimension propre à l’enseignement qui conduit Jounin à « faire parler » ses élèves, Voyage de classes rapporte un manifeste qui vise à sortir la sociologie de son piédestal universitaire et qui questionne de façon pertinente la place de la discipline dans la vie de la cité.  

 

 

Marie Lefebvre, membre Et Alii

 

 

Nicolas Jounin, Voyage de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2014, 256 p.

 

[1] Nicolas Jounin, Chantier interdit au public – Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris, Éditons La Découverte, coll. Textes à l'appui/enquête de terrain, 2008

[2] Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot, Les Ghettos du gotha, Paris, Seuil, 2007

[3] Hughes Everett C.  « L’enseignement comme travail de terrain », in Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Editions de l’EHESS, 1996.

[4] Chapoulie Jean-Michel, « Enseigner le travail de terrain et l’observation : témoignage sur une expérience (1970-1985), Genèses, n°39, 2000, p. 138-154.

[5] C’est la position défendue par Mazouz Sarah, « Les mots pour le dire. La qualification raciale, du terrain à l’écriture », in Bensa Alban & Fassin Didier, Les politiques de l’enquête, Paris, La découverte, p. 95-96.

[6] Pinçon Michel et Pinçon-Charlot Monique, Voyage en grande bourgeoisie, Paris, PUF, 2005 (1ère éd. 1997).

[7] Bourdieu Pierre, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 78.

[8] Chapoulie Jean-Michel, op. cit., 2000, p. 144.

[9] Ibid, p. 149.

[10] Hughes, Everett C., Le regard sociologique. Essais sociologiques., Paris, Editions de l’EHESS, 1996, p. 286.

[11] Beaud Stéphane et Weber Florence, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La découverte, coll. Repères, 1998, p. 9.

[12] Ibid, p. 10.

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