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Le conflit dans la vie politique démocratique

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Par Marie Lefebvre, membre Et Alii

 

 

La liberté d’expression en démocratie mène encore aujourd’hui au débat : peut-on tout dire ? En effet, la démocratie est une structure politique paradoxale, favorisant la pluralité des opinions, jusqu’aux pensées la remettant en cause. D’autre part, la démocratie est également considérée comme le lieu d’un accord sur la mise en commun, via la délibération et le dialogue. La démocratie est donc marquée par le conflit, bien qu’elle tend également à l’annihiler par la recherche de consensus. Ainsi l’on peut s’interroger : le conflit, condition ou limite de la vie en démocratie ? 

      « Comment est-il possible qu’existe et se perpétue une société juste et stable, constituée de citoyens libres et égaux, mais profondément divisés entre eux en raison de leurs doctrines compréhensives, morales, philosophiques et religieuses, incompatibles entre elles bien que raisonnables ? » affirmait John Rawls dans Libéralisme politique[1]. Si l’auteur envisage par doctrines compréhensives les systèmes de valeurs permettant l’expression d’une vision du monde, c’est la question de la structure politique ouverte à la pluralité des opinions qui est ici soulignée. Or, à l’aune de la distinction entre totalitarisme et démocratie posée par Claude Lefort, la démocratie promeut la diversité des opinions, contrairement au totalitarisme qui recherche la création d’une société unifiée et fermée dont les individus sont identifiés à l’Etat. Ainsi, la démocratie légitime la pensée d’opinions diverses, et a fortiori la pensée de conceptions du bien commun et de la vie commune différentes. La société pluraliste démocratique est donc intrinsèquement marquée par le conflit.

       Il s’agit alors de s’interroger sur la fonction du conflit, comme condition ou limite de la vie en commun démocratique. La problématique s’articule en ce sens autour de l’imbrication entre conflit et consensus en démocratie. En effet, la démocratie est également le lieu d’un accord sur la mise en commun, notamment vis-à-vis des institutions du jeu démocratique qui permettent le dialogue et la délibération. C’est autour de cette conception de la démocratie que se développent particulièrement les mécanismes contemporains de démocratie participative ou délibérative visant la recherche d’un consensus par la délibération rationnelle.

       D’aucuns s’interrogeraient : dans quelle mesure et à quelle échelle le conflit est-il alors acceptable sans mettre en danger la démocratie ? Il convient avant tout de questionner la pertinence d’une telle interrogation. Cet examen pourrait impliquer un biais inhérent à une définition normative du conflit au sens où cela attribue aux antagonismes un caractère indésirable. Néanmoins si le conflit suppose un désaccord sur un élément ainsi qu’une prétention à la vérité des parties impliquées dans le dissensus, la visée du conflit est encore indéfinie : peut-il conduire au consensus ? D’autre part, s’interroger sur la compatibilité entre conflit et vie commune conduit à définir en conséquence la démocratie. De même, la question de l’Etat et de son rôle en démocratie doit être envisagée afin d’expliciter le cadre du conflit ; qu’il soit institutionnel ou hors de l’Etat.

       Ainsi, nous ne proposerons pas d’emblée une définition du conflit puisqu’en définitive, sa signification varie en fonction des formes et du rôle attribués aux antagonismes en démocratie. C’est donc un travail de définition du conflit que nous allons proposer au terme de cette analyse. Nous comptons par ce biais penser jusqu’où et dans quelles limites il est possible de faire du conflit la condition du politique en démocratie. 

Pour cela, il convient de développer le rapport entre politique et conflit, afin d’évaluer la possibilité d’un dépassement du conflit, puis entre le conflit et la démocratie afin d’envisager les conséquences du conflit en démocratie, et enfin entre conflit et Etat, pour pouvoir apporter une définition du conflit et de ses implications en démocratie.

 

       Conflit et politique semblent intrinsèquement liés. D’aucuns affirment en ce sens un lien de nécessité double entre politique et conflit. C’est notamment le postulat des auteurs libéraux. D’une part le conflit appartiendrait, par défaut, au politique, puisque dépasser le conflit serait le propre des sociétés cosmopolitiques. D’autre part, le politique serait essentiellement conflictuel puisqu’il conviendrait de faire advenir une société cosmopolitique pour s’affranchir du conflit. A travers cette mise en relation du politique et du conflit, la question du dépassement possible du conflit est envisagée, et engage en ce sens une vision normative du conflit.

      Tocqueville affirme que l’alternative contemporaine n’est plus entre la démocratie et l’aristocratie, mais entre la démocratie soumise à l’ordre et la morale et la démocratie « dépravée », « livrée à ses fureurs frénétiques »[2]. Le conflit définirait en ce sens une forme de démocratie non légitime car pervertie. C’est la vision libérale qui pense la démocratie comme recherche de consensus avant tout. Giddens montre dans la même veine que la mondialisation, parmi d’autres facteurs, a entrainé la mise en place d’un ordre social post traditionnel au sein duquel les traditions sont remises en question. La montée de l’incertitude inhérente à la mondialisation mène à l’abandon des prétentions à la vérité. Dans ce contexte, la menace de violence provient du fondamentalisme, qui défendrait les traditions de manière coutumière – autrement dit, traditionnelle – en dépit de la critique de cette pratique.

             « The management of violence is not these days part of conventional forms of political theory, whether left, right or liberal.                     Yet, […] the violent clash of fundamentalisms becomes a matter of serious concern. »[3]

Ainsi, selon Giddens, les divisions politiques ne sont plus adéquates pour penser la société actuelle. Beck le rejoint en définissant la nécessité de réinventer le politique, dans une structure de démocratie apolitique. Deux moments sont théorisés, marquant le dépassement du clivage politique : la première modernité de l’ère industrielle classique, centrée sur la lutte d’adversaires irréconciliables ; puis la deuxième modernité, réflexive et morale, elle s’attache à une « sous-politique ». La discorde mettrait donc en danger la démocratie, ou du moins conflit et démocratie sont en opposition, ce que souligne Giddens : « Dialogic democracy becomes a prime means for the containment or dissolution of violence »[4]. Le politique est aujourd’hui dépassé pour une pensée morale et rationnelle à la recherche d’un consensus selon les penseurs libéraux. Ainsi, la terminologie employée est relativement intéressante. Les théoriciens du consensus prônent une société « post traditionnelle », « cosmopolitique »[5] qui ne se fonderait plus sur les divisions politiques traditionnelles. En ce sens, le consensus se réaliserait pour eux dans le dépassement du politique, ce qui revient à établir la spécificité politique du conflit. Peut-on dépasser le politique comme moyen d’échappatoire à l’égard du conflit ? Peut-on penser le politique sans conflit ?

       La pensée démocratique libérale est accusée de nier la dimension politique intrinsèque aux sociétés. Carl Schmitt infirme en ce sens la possibilité d’une démocratie consensuelle post traditionnelle, ce que reprend également Chantal Mouffe[6]. L’évacuation du politique étouffe les identités collectives dans la pensée libérale individualiste. Or, l’identité collective construite par le politique conduit à l’affirmation d’un « nous » qui ne prend sens qu’en opposition aux « eux ». Il y a donc une dimension conflictuelle inhérente à la politique, ce que le libéralisme ne conçoit pas, envisageant les identités en terme d’objectivités sociales, supposées inhérentes aux choses elles-mêmes. Or, la négation des oppositions n’est pas dépassement, il n’y a donc pas disparition des conflits dans les sociétés post-politiques libérales, mais plutôt déplacement des conflits de la sphère politique vers des sphères religieuses, ou encore ethniques. Ainsi, il est superflu de penser le dépassement du conflit par le dépassement du politique. Par ailleurs, Mouffe dresse un constat et une interprétation de l’attractivité des partis d’extrême droite aujourd'hui, qualifiés de populismes. Ils seraient aujourd’hui les seuls à évoquer des identités collectives, fondées sur une opposition entre « nous » et « eux » exclusive et bien souvent xénophobe. Néanmoins, ils proposent des vecteurs d’identification passionnelle, à l’inverse des partis démocrates qui sont incapables de proposer une quelconque alternative à la mondialisation néolibérale.

             « Quand la politique démocratique perd sa capacité à susciter une discussion sur la façon dont on devrait organiser la vie en                    commun et qu’elle se limite à assurer les conditions nécessaires au bon fonctionnement du marché, les conditions sont réunies                pour l’intervention de démagogues talentueux. Le succès des partis populistes de droite tient pour une bonne part à ce qu’ils                  entretiennent l’espoir et la croyance que les choses peuvent changer. »[7]

 La potentialité de conflit est niée puisqu’il n’y a pas d’interprétations contradictoires de la vie bonne dans les sociétés libérales. Le registre d’argumentation et de pensée du monde ne s’inscrivant plus dans le politique – autour d’une frontière gauche/droite – les partis démocrates seraient alors conduits à critiquer les partis d’extrême droite à partir d’un discours moral. Or, la frontière n’est alors plus entre « nous » et « eux » mais entre « bons démocrates » et « diabolique extrême droite ». A ce titre, l’antagonisme du politique a été déplacé dans la morale, et l’adversaire s’apparente à un ennemi à combattre. Cette posture est dangereuse puisqu’elle crée l’émergence d’un conflit qui ne peut se résoudre par les institutions démocratiques, impliquant un « ennemi absolu ». Pensant dépasser la conflictualité du politique, les partisans d’une démocratie du consensus radicalisent le conflit au point de mettre en danger la démocratie pour Mouffe. Ainsi, la conflictualité du politique a été soulignée, par la confrontation d’idées légitimes quant à la vie en commun. La distinction entre le politique et la politique est alors éclairante : le politique est la « dimension antagoniste » pour Mouffe, tandis que la politique définit l’organisation visant à l’établissement d’un vivre-ensemble. L’articulation entre conflit et consensus est alors mise à jour.

       Le conflit s’établit alors en relation au politique. Del Lucchese définit en ce sens le conflit comme la « dimension ontolo-giquement constitutive de la politique »[8]. Penser l’organisation de la société hors du politique met alors en péril les institutions démocratiques, d’où l’idée d’un conflit qui semble indépassable. En ce sens, le conflit, puisqu’il est pensé dans le cadre d’une démocratie, perd de son potentiel destructeur. Or, il convient alors d’articuler le politique et la politique, afin d’envisager le rôle du conflit en démocratie. En effet, la démocratie fait la jonction entre les deux formes de politique, d’où la tension entre conflit et consensus qu’il convient alors d’analyser.

 

          Si l’on ne peut d’emblée accorder une finalité au conflit, il convient toutefois de questionner les conséquences de son existence en soi. Ainsi, en démocratie, le conflit permet la pensée du vivre ensemble par la tolérance qui résulte de l’affrontement de positions irréconciliables, et la lutte pour les libertés par la participation des citoyens impliqués dans le conflit. En ce sens, le conflit inhérent au politique permettrait la politique, selon la terminologie mouffienne établie précédemment.

        Le conflit a vocation de réconciliation, c’est ce qu’affirme Habermas qui envisage une forme du conflit politique développée autour de la désobéissance civile, comme résistance face aux règles en vigueur selon des principes moraux[9]. Si l’on peut objecter à l’introduction d’un critère moral au sein du politique, le conflit vise néanmoins un accord. Or, Machiavel affirme une manifestation du conflit à travers l’ensemble du politique. Il montre en ce sens que la constitution du bien commun ne fait pas l’économie de la logique conflictuelle. Le bien commun varie alors selon les passions de la multitude, autrement dit du peuple. Si l’on peut remettre en question un fondement de la démocratie tel l’accord sur le bien commun, il convient alors d’envisager dans quelle mesure le conflit vise la réconciliation, et quels sont les termes de l’accord résultant des antagonismes. Mouffe, par son modèle démocratique du pluralisme agonistique permet de penser les conséquences au conflit[10]. En effet, s’il lui paraît nécessaire de fonder le politique sur des identités collectives organisées autour de la pensée d’un autre, la politique conduit à reconnaître les autres comme des adversaires dont on réfute les idées, et non l’existence dans la sphère démocratique du pluralisme. Le droit à défendre ses opinions, pour les « autres », n’est pas remis en cause, bien que leurs opinions soient combattues. Ainsi, Mouffe explique le passage du modèle de Schmitt distinguant les amis des ennemis, instituant la démocratie autour d’un antagonisme, à une démocratie fondée par une agonistique autour de la lutte entre adversaires. Le politique implique des antagonismes mais ces derniers s’expriment dans la politique par une légitimité des différents adversaires et une adhésion commune aux principes de liberté et d’égalité, bien qu’il y ait conflit autour de l’interprétation de ces principes. La spécificité de la démocratie, pour Mouffe, c’est « la reconnaissance et la légitimation du conflit »[11] qui implique que ce dernier ne soit pas éradiqué. La démocratie permet alors par la confrontation des opinions la participation des citoyens pour débattre des valeurs qui fondent les institutions démocratiques, marquées par le consensus sur leur légitimité. Le conflit a donc un rôle intégrateur. Hunyadi prolonge ce raisonnement en théorisant la notion de tolérance comme une « mise en latence des conflits continués »[12]. Le conflit ne peut et ne doit être suspendu autour d’une opinion majoritaire suite aux délibérations, mais l’aboutissement du conflit est la reconnaissance des opinions des autres, bien que l’on ne les partage pas. C’est ce qu’affirme Habermas en évoquant le dialogue des pluralités des conceptions du monde qui conduit non pas au compromis, mais à la réflexivité :

                « Effectivement, seul un savoir fondamental impartial pourrait favoriser la communication recherchée entre différentes                           croyances. Dans ce rôle, le savoir fondamental prend un tout autre sens. Car il éclaire les images religieuses et métaphysiques                du monde quant à leur propre réflexivité, et plus précisément quant à cette poussée de réflexion qu’elles expérimentent en                       elles-mêmes sous les conditions d’un pluralisme des conceptions du monde »[13]

Le conflit opposant des prétentions à valeur universelle, il ne peut y avoir réconciliation des interprétations sur les valeurs, toutefois la confrontation des opinions mène par le conflit démocratique à un décentrement des perspectives, d’où la tolérance comme figure du conflit. Forst affirme en ce sens que la tolérance n’existe que parce qu’il y a conflit irrésoluble[14].

       Le conflit ne permet pas uniquement une posture réflexive de tolérance. La lutte est générée pour l’obtention de droits et de libertés par les citoyens, d’où leur investissement dans le conflit. C’est ce que souligne notamment Lefort, en critiquant l’interprétation marxienne de droits de l’homme pensés formels puisqu’il y a nécessité de les proclamer. Le problème reposerait pour Marx sur la dissociation entre social et politique, qui conduit à affirmer des droits dans la sphère politique, sans les rendre effectifs dans la sphère sociale[15]. Or, pour Lefort, cette distinction entre social et politique est primordiale, et la nier est le propre des régimes totalitaires affirmant que tout est politique. Comme les totalitarismes se caractérisent par la négation des droits de l’homme, la domination totale, Lefort pose par opposition la positivité des droits de l’homme en démocratie. En effet, l’affirmation des libertés conduit à produire un espace public politique pour la confrontation des opinions. La déclaration des droits de l’homme, et plus particulièrement les articles 10 et 11 affirment la liberté d’opinion et d’expression, ce qui conduit les citoyens à s’engager publiquement et débattre des interprétations jugées fondamentales. La liberté est donc pour Lefort un outil démocratique par excellence, permettant la lutte pour, une fois les droits institués, les rendre effectifs[16]. Burnham évoque en ce sens : « La liberté, dans le monde tel qu’il est, est le produit du conflit et de la différence, non de l’unité et de l’harmonie »[17]. La « démocratie sauvage » telle que la propose Lefort se caractérise donc par une lutte perpétuelle pour l’établissement des droits, ces derniers n’étant jamais complètement garantis. Cette lutte permanente est évoquée également par Spinoza et Machiavel, ce que rappelle Ansaldi. En effet, la résistance passionnelle opérée par la multitude envers l’oppression conduit les individus à instituer constamment de nouveaux droits grâce aux conflits générés par les passions. Or, les lois sont instituées de telle manière que les passions puissent s’exprimer librement, en dépit de quoi la résistance de la multitude s’exercera contre ces lois. « Les lois représentent la fonction du conflit, son expression, car elles fournissent aux humeurs la possibilité de s’exprimer d’une manière conflictuelle et non destructrice » selon Del Lucchese[18]. Ainsi, le conflit engendre la liberté, et la liberté engendre le conflit en démocratie. Le cadre démocratique est nécessaire au processus d’établissement de libertés par le conflit, puisqu’il assure le pluralisme, porté par des groupes sociaux antagonistes, et nécessaire à la liberté. Affirmer les règles démocratiques ne suffit pas, tout comme proclamer les libertés ne suffit pas à les rendre effectives, et en ce sens la démocratie doit être comprise comme le régime qui donne droit à l’expression des oppositions, ce que Machiavel pense à travers la neutralité de l’Etat et la garantie de légitimité d’expression dans la sphère publique. Serge Audier affirme alors que Machiavel théorise la forme mixte de démocratie, fondée sur un contrebalancement des pouvoirs du roi, des grands et du peuple, et cela afin « de maintenir la liberté en entretenant la rivalité dans le cadre de la loi »[19].

       La société démocratique se fonde alors sur l’institution du conflit qui rend possible la liberté et la tolérance des opinions antagonistes. Si la tolérance résulte du conflit, la liberté nourrit par ailleurs le conflit, amenant la participation du citoyen puisqu’il y a débat sur les interprétations légitimes des valeurs intrinsèques aux institutions démocratiques. Une distinction reste néanmoins à souligner pour appréhender le rôle du conflit et ses limites en démocratie. Dans quelle mesure le conflit est-il pensé de manière institutionnalisé ? En effet, pour Habermas le conflit politique vise l’accord, ou du moins la réflexivité, tandis que Lefort l’inscrit dans une lutte permanente. La temporalité du conflit est donc capitale, mais c’est davantage la pensée des limites du conflit qui permettra d’envisager la définition à accorder à ce phénomène d’apparence contradictoire. Ainsi, penser les limites du conflit nous conduit à prendre en compte le rapport entre conflit et Etat.

 

       Il apparaît nécessaire de saisir les différentes définitions accordées au conflit, eu égard aux objets du conflit et aux parties impliquées dans l’antagonisme. On en distinguera deux qui sont manifestées dans les théories du conflit en démocratie. Ainsi, et on l’a démontré précédemment, le conflit résulte de la volonté de faire valoir universellement sa propre interprétation légitime quant au sens des valeurs spécifiques aux institutions démocratiques. C’est notamment le conflit d’Habermas qui pense une théorie de la discussion, et également celui de Hunyadi qui revendique la tolérance comme résultat du conflit. Or, cette conception du conflit se détache de la pensée du conflit comme lutte contre l’Etat théorisée par la démocratie sauvage de Claude Lefort. En dissociant le social et le politique, Lefort pense une démocratie caractérisée par la dissociation entre l’Etat et la société civile, cette dernière posant l’Etat comme menace contre laquelle les citoyens luttent ensemble pour instituer des droits consensuels. La lutte n’implique pas pour autant la destruction de l’Etat puisque ce dernier demeure garant des droits acquis par les luttes. D’une part, le conflit est donc inhérent aux relations sociales et politiques opposant des individus ou groupes aux opinions divergentes, d’autre part le conflit s’exprime entre la société et l’Etat. Ces deux conceptions sont radicalement différentes, l’une étant pensée dans le cadre des institutions politiques, l’autre s’affirmant à l’extérieur de l’Etat. Peuvent-elles être pensées conjointement ?

         Si, on l’a montré, le conflit comme confrontation résultant de la pluralité des opinions sur la vie commune ne fait relativement peu débat, c’est autour de la pensée des luttes de la société contre l’Etat que nous portons désormais notre analyse. Est-il possible d’inscrire la limite du conflit en politique dans la lutte contre l’Etat ? Si la lutte contre l’Etat n’est pas partagée par tous, la distinction entre Etat et société civile est établie néanmoins comme nécessaire. Ainsi, Aron affirme la distance nécessaire entre société et Etat afin de préserver la « pluralité des forces »[20] qui permet à des groupes indépendants de faire contrepoids et concurrence afin de limiter le caractère absolu de la domination oligarchique. Cette fonction de contrepoids est perceptible également chez Habermas, qui affirme l’importance du conflit politique sous la forme de la désobéissance civile agissant comme un garde fou de la constitution. En effet, la désobéissance civile est définie par Habermas comme une « résistance transgressive aux règles en vigueur [qui] se justifie d’une manière recevable eu égard à l’esprit et à la lettre de la Constitution elle-même »[21]. La séparation entre Etat et société permet donc la capacité d’agir sur l’Etat, et de même, elle garantit d’une certaine manière la capacité d’agir en société. C’est ce qu’affirme notamment Machiavel qui, selon Ansaldi, fonde la démocratie comme résistance à la soumission à une souveraineté absolue. La démocratie est alors considérée comme une pratique exprimant les volontés des citoyens, de la multitude, dans le cadre institutionnel de l’Etat, afin de se libérer d’une médiation formelle. Or, Machiavel met en garde contre la potentialité de danger intrinsèque au conflit en démocratie : accepter les luttes – ou « tumultes » selon la terminologie de Machiavel – installe la démocratie comme régime instable pouvant imploser. Quelles limites convient-il alors d’apposer au conflit ? Aron souligne alors que ce sont les « conditions de la concurrence »[22] qu’il faut déterminer afin de prévenir l’implosion du régime, d’où l’importance de la constitution et des lois pour canaliser les passions humaines et les rendre bénéfiques au vivre ensemble. Ainsi, le conflit comme condition du politique en démocratie serait limité, cadré par le respect des institutions et des règles du jeu démocratiques, cristallisées autour de la constitution et des lois.

          Les partisans de la lutte contre l’Etat revendiquent une approche dynamique de ce dernier, comme moyen de penser la possibilité d’une société politique se déployant vers la disparition de l’Etat. En effet, l’Etat constitue une menace car il vise une unification de la société divisée. Cela a été relevé par Lefort et théorisé par Abensour qui critique Lefort en prônant la nécessité d’une insurrection permanente contre l’Etat. Abensour fait référence à Marx et à sa pensée de la « vraie démocratie » comme opposition entre démocratie et Etat[23]. En ce sens, il existerait un conflit structurel entre la logique de l’Etat orientée vers l’autonomisation – jusqu’à oublier dans ses formes extrêmes le peuple à la source de la légitimité de son pouvoir – et la logique de la démocratie, comme institution d’un espace conflictuel de l’autre. La démocratie ne viserait pas un processus de dissolution de l’Etat mais les deux logiques propres à l’Etat et la démocratie sont en opposition, d’où une lutte qui vise, pour la démocratie, à réduire la constitution « à un moment de la vie du peuple », comme le formule Abensour[24]. L’Etat démocratique serait donc une antithèse. La lutte contre l’Etat est nécessaire et positive, puisqu’Abensour affirme en ce sens que le conflit générateur de libertés est multiplié par le conflit entre démocratie et Etat. Il y a donc une pensée conjointe des deux formes du conflit, face à la menace d’un Etat unificateur qui se considérerait comme un tout. La question de la représentativité de l’Etat est posée par ailleurs par les dispositifs de démocratie participative. L’Etat procède d’une volonté de meilleure représentativité du corps social dans le corps politique, indépendamment des représentation du politique orchestrées par les élections. Or, cette incarnation du corps social résulte d’une ambition totalitaire selon Claude Lefort, puisqu’elle conduit à l’absorption de la société par l’Etat[25]. C’est l’idéal normatif du consensus qui marquerait en définitive le politique dans les dispositifs de démocratie participative, et non la contestation démocratique. Iris Marion Young ne remet pas en cause la possibilité de délibération en démocratie participative, mais elle montre alors la nécessité de sortir de ces dispositifs pour mener « une activité critique d’opposition »[26] qui ne pourrait parvenir à un accord fondé sur la raison et la délibération. En effet, les mécanismes de la démocratie participative sont généralement favorables aux citoyens socialement privilégiés, d’où la nécessité d’entretenir une activité critique hors de cette institution. Délibération et activisme critique sont à penser conjointement, puisqu’il convient de « les affirmer tous deux en reconnaissant la tension qu’il existe entre eux »[27] et ne pas les diluer dans un même dispositif institutionnel qui conduirait l’activisme à la délibération. Ce maintien de la critique sociale et la délibération comme deux activités distinctes en politique reflète la distinction entre société civile et Etat, comme l’affirme Patrick Savidan[28]. Cette tension entre conflit institutionnel et conflit hors des institutions participatives pourrait peut-être s’interpréter comme une atténuation de la radicalité d’Abensour ? La démocratie serait en ce sens un mouvement contre l’Etat qui rejoint la lutte comme contrepoids ou garde fou des droits et libertés, envisagée auparavant dans un cadre institutionnel. Il y aurait alors une simultanéité des conflits dans la sphère institutionnelle et hors de l’Etat, sans cependant aboutir à un véritable dépassement de l’Etat. La démocratie, dans son caractère relativement instable serait donc un mouvement vers la réduction de l’Etat. C’est l’hypothèse que l’on peut émettre en envisageant le conflit comme condition du politique en démocratie. La limite du conflit dans le cadre démocratique tiendrait alors à l’articulation entre institutionnalisation des luttes – afin d’établir des libertés inscrites dans la loi, et modifier en ce sens les règles du jeu démocratique – et la lutte contre l’Etat afin de contrer la logique d’autonomisation de l’Etat vers une dissolution du social en politique.

 

         En dernier lieu, c’est la pensée des limitations du politique et de l’Etat qu’il conviendrait de définir plus que les limitations du conflit. En ce sens, le conflit comme condition du politique en démocratie conduit paradoxalement à limiter le politique et la forme Etat. Partant d’une hypothèse de potentielle limite du conflit afin de garantir le politique, on peut supposer finalement la garantie des limites du politique par le conflit, au fondement de la démocratie. La limitation n’est pas à entendre dans un sens restrictif : la démocratie ne mène pas à la négation du politique mais plutôt à la réduction de l’institution politique du social en luttant contre l’Etat. En effet, le conflit est intrinsèquement politique, et il amène à articuler la pensée du vivre ensemble de la société au sein de la sphère du politique.

 

Par Marie Lefebvre, membre Et Alii

 

 

[1] Rawls, John. Libéralisme politique, trad. fr. Catherine Audard, Paris, PUF, 2001, p. 6.

[2] Tocqueville, Lettre du 21 février 1835 à E. Stoffels, citée par Abensour, Miguel, La démocratie contre l’Etat. Marx et le moment machiavélien. Paris, PUF, 1997, p. 1

[3] Giddens, Anthony, Beyond Left and Right. The future of radicals politics, Cambridge, Polity Press, 1994, p. 12

[4] Ibid, p. 230

[5] Beck, Ulrich, Democracy without enemies, Cambridge, Polity Press, 1998, p. 89

[6] Schmitt, Carl, La notion de politique. Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 117

[7] Mouffe, Chantal, « Le politique et la dynamique des passions », Politique et Sociétés, Vol. 22-3, 2003, pp. 143-154.

[8] Del Lucchese, Filippo, Tumulti e indignato. Conflitto, diritto e moltitudine in Machivelli e Spinoza, Milan, Edizioni Ghibli, 2005, p. 152 cité par Ansaldi, Saverio, « Conflit, démocratie et multitude : l’enjeu Spinoza-Machiavel », Multitudes 4/2006 – 27, p. 217-225

[9] Ferrarese Estelle, « Le conflit politique selon Habermas », Multitudes 2/ 2010 - 41, p. 196-202

[10] Mouffe, Chantal, Le politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle. Paris, La découverte/ M.A.U.S.S., 1994

[11] Mouffe, Chantal, « Le politique et la dynamique des passions », Politique et Sociétés, Vol. 22-3, 2003, pp. 143-154

[12] Hunyadi, Marc, cité par Berner Christian, « Présentation », Revue de métaphysique et de morale 2/ 2008 (n° 58), p. 147-148

[13] Habermas, Jürgen« Vom Kampf der Glaubensmächte. Karl Jaspers zum Konflikt der Kulturen », in Vom sinnlichen Eindruck zum symbolischen Ausdruck, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1997, p. 56 cité par Berner Christian, « La raison en conflits.  », Revue de métaphysique et de morale 2/ 2008 (n° 58), p. 149-162

[14] Forst, Rainer, Toleranz im Konflikt. Geschichte, Gehalt und Gegenwart eines umstrittenen Begriffs, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2003, p. 12 cité par Berner Christian, « La raison en conflits.  », Revue de métaphysique et de morale 2/ 2008 (n° 58), p. 149-162

[15] Marx, Karl, Sur la question juive, Paris, La Fabrique, nouv. trad. Poirier, J.-F., 2006.

[16]  Cervera-Marzal, Manuel, « Penser le conflit avec, ou sans, Karl Marx ? Une querelle de famille entre Mouffe, Lefort, Castoriadis et Abensour », Revue du MAUSS permanente, 19 décembre 2012 [en ligne].

http://www.journaldumauss.net/./?Penser-le-conflit-avec-ou-sans

[17] Burnham, James, The Machiavellians : Defenders of Freedom : A defense of political truth against wishful thinkings, Londres, 1943, nouv. éd. préf. S. Hook, Washington, Gateway Edition, 1963, cité par Audier, Serge, Machiavel, conflit et liberté, Paris, J. Vrin/EHESS, 2005, p. 122

[18] Del Lucchese, Filippo, op. cit. p. 255, cité par Ansaldi, Saverio, « Conflit, démocratie et multitude : l'enjeu Spinoza-Machiavel », Multitudes 4/ 2006 (no 27), p. 217-225

[19] Aron, Raymond, Machiavel et les tyrannies modernes, p. 72-73, cité par Audier, Serge, op. cit., p 120.

[20] Aron, Raymond, Introduction à la philosophie politique. Démocratie et révolution, préf. J.-C. Casanova, Paris, Editions de Fallois, 1997, p. 132, cité par Audier, Serge, op. cit. p. 127.

[21] Derrida, Jacques et Habermas, Jürgen, Le « concept » du 11 septembre, Paris, Galilée, 2004, p. 77, cité par Ferrarese Estelle, op. cit.

[22] Aron, Raymond, op. cit. p. 72 cité par Audier, Serge, op. cit. p. 124

[23] Abensour, Miguel, La démocratie contre l’Etat. Marx et le moment machiavélien. Paris, PUF, 1997 p. 124

[24] Ibid. p. 107

[25] Lefort, Claude,  L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.

[26] Young, Iris Marion, « Activist Challenges to Deliberative Democracy », Political Theory, 29, no 5,2001, pp. 670-690.

[27] Ibidem.

[28] Savidan Patrick, « Démocratie participative et conflit », Revue de métaphysique et de morale 2/ 2008 (n° 58), p. 177-189

 

Bibliographie:

Abensour, Miguel, La démocratie contre l’Etat. Marx et le moment machiavélien. Paris, PUF, 1997

Audier, Serge, Machiavel, conflit et liberté, Paris, J. Vrin/EHESS, 2005

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