La démocratie n'est pas une invention occidentale : les "autres démocraties"
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Par Laurène Becquart, membre Et Alii
Non, la démocratie n'a pas d'essence qu'il suffirait de révéler et d'exporter à travers le monde. Au contraire, la démocratie semble être polymorphe, s'adaptant aux normes sociales et culturelles des sociétés. Pourtant n'existe-t-il pas des valeurs universelles comme celles de la délibération et de la discussion publique ? De nombreux auteurs se sont posés ces questions et ont tenté d'apporter leurs réponses, en allant de l'universalisme à la pluralité démocratique, et en passant par le cosmopolitisme.
Pour Christophe Jaffrelot, « le mot démocratie, on le sait, est galvaudé par une multitude d’usages douteux […] il est saturé de connotations positives »[1]. David Graeber exprime la même idée : « le terme de démocratie a signifié bien des choses différentes au cours de son histoire. Lorsqu’il est apparu pour la première fois, il désignait un système dans lequel tous les citoyens d’une communauté rendaient des décisions à l’issue d’un vote effectué de façon égalitaire au sein d’une assemblée. Dans la plus grande partie de son histoire, il a renvoyé au désordre politique, aux émeutes, aux lynchages, à la violence des factions […] Ce n’est que très récemment qu’il a été identifié à ce système dans lequel les citoyens d’un Etat élisent des représentants appelés à exercer le pouvoir d’Etat en leur nom. »[2] Ainsi, la démocratie a pris des sens très différents selon les époques et les contextes. Ce caractère polymorphe suggère alors qu’il « n’existe aucune essence véritable de la démocratie qu’il s’agirait de découvrir »[3].
Pourtant, c’est justement cette non-essence de la démocratie qui l’a amenée à se faire approprier par de nombreuses sociétés, à se prétendre représentative de certaines cultures et à ce que beaucoup revendiquent son universalité. Ce terme a largement été approprié par les sociétés dites occidentales, suggérant que les racines de la démocratie se trouvent en Europe (avec les fondements de la cité athénienne) et que celle-ci s’est diffusée dans l’Occident mais ne se serait pas épanouie ailleurs. Les valeurs démocratiques seraient l’apanage des régimes individualistes-libéraux qui privilégient les droits, les libertés et les intérêts individuels par rapport à ceux du groupe ou de la société : ils ne rejettent pas la société, considérant que chaque individu évolue en son sein, comme un atome dans une molécule, mais ils s’opposent à toute possible association coercitive et toute volonté communautariste ou collectiviste. Ces valeurs reposent sur les pensées libérales traditionnelles, héritées de Locke, qui revendiquent des droits naturels pour chaque individu, notamment la liberté individuelle, l’égalité de droit, la propriété privée, la sécurité… Cette vision restreinte à une culture particulière, celle de l’individualisme libéral censé caractériser « l’Occident », une notion elle-même vague, est ethnocentriste et amène à réduire la définition de la démocratie à un « système politique, qui, dans un Etat souverain, remet le contrôle du pouvoir exécutif à des représentants du peuple désignés lors d’élections régulières au suffrage universel […] et qui garantit constitutionnellement la liberté d’expression et d’association »[4]. Ce type de positions rejoint souvent l’idée d’un certain universalisme démocratique, porté notamment par les pays occidentaux, qui promeut la démocratie, définie selon leurs normes sociales et culturelles, comme un idéal à accomplir et diffuser dans le monde, sans forcément tenir en compte la diversité des normes sociétés.
Remettre en cause ces définitions biaisées et ces positions marquées idéologiquement, c’est poser des questions indispensables pour les enjeux de la démocratie et pour ses formes diverses. En quoi ce concept de démocratie serait-il intrinsèquement occidental ? Par ailleurs, qu’entend-on par société ou même encore civilisation occidentale(s) ? Finalement la question centrale à se poser rejette cette idée d’universalisme : en quoi la diversité des sociétés et cultures et la polymorphie de la « démocratie » peuvent-ils témoigner que ce n’est pas un modèle politique spécifique qui peut s’universaliser mais que ce sont certaines valeurs démocratiques qui sont partagées et mises en pratique selon des formes différentes, adaptées aux normes sociales et culturelles de chaque communauté ?
Tout d’abord, nous montrerons que les nombreuses théories d’universalisme démocratique, visions ethnocentristes qui ne légitiment que le modèle occidental (que l’on définit ici majoritairement comme le modèle individualiste libéral), ne prennent pas en compte la diversité des cultures et limitent fortement la définition de la démocratie. Ainsi, par la suite, nous développerons plusieurs cas de « démocraties non occidentales », afin de prouver que ces sociétés ne sont pas seulement vouées à accepter le modèle occidental ou à tomber au contraire dans l’autoritarisme, autoritarisme qui a pu être encouragé par l’ingérence occidentale (européenne et américaine) elle-même. Enfin, nous conclurons en affirmant que ce n’est pas un modèle spécifique de démocratie qui est universel mais plutôt que certaines valeurs, comme la discussion publique en tant que participation à la vie politique, sont largement partagées par l’ensemble des sociétés, intra ou hors Occident, mais prennent des formes diverses.
I. Le modèle démocratique occidental et la remise en cause de sa potentialité universelle
A/ Les théories de l’universalisme démocratique font de la démocratie le régime naturel et légitime par excellence
Les théories universalistes sont défendues par des auteurs occidentaux qui voient la démocratie comme un système naturel et à valeur universelle. Cette vision s’est surtout développée à partir du XXème siècle, lorsque les sociétés européennes se sont fondées sur le modèle démocratique libéral et électoral qu’elles défendent aujourd’hui, « reconnaissant l’avancement de la démocratie comme une priorité stratégique de notre temps »[5] et considérant que l’absence de démocratie, selon leur définition, pose problème. Pour ces théoriciens, seule la démocratie, héritée du régime antique athénien et reposant sur le modèle de compétition politique des Etats modernes occidentaux, peut se voir attribuer un statut universel celle-ci étant considérée comme « la seule forme acceptable de gouvernement »[6].
La théorie de Jean Baechler sur l’homme « naturellement démocrate » est l’un des exemples représentatifs d’une telle vision universaliste. Pour lui, l’Homme, qui était auparavant un sauvage purement égoïste, devient Homo democraticus lorsqu’il entre en politie et sait contrôler ses passions tout en calculant ses intérêts et en préservant sa liberté positive. L’Homme étant naturellement cet Homo democraticus, il ne peut s’épanouir que dans un régime démocratique : ainsi prétendre « démontrer que la démocratie est le régime naturel de l’espèce humaine » et « dire que l’homme est naturellement démocrate [,] c’est affirmer qu’il n’est fidèle que dans un régime démocratique […] si les hommes ne vivent pas en démocratie, leur nature est bridée »[7]. Cependant, il faut noter que la démocratie naturelle que décrit Baechler est « l’exception heureuse et glorieuse de démocratisation » de l’Europe, qui a légitimé la démocratie par le modèle de la nation « devenue le cadre d’expérience démocratique après la bande, la tribu et la cité ». Cette démocratie universelle est donc idéologiquement marquée : elle se rattache aux principes de l’individualisme libéral, privilégiant l’importance des libertés et intérêts individuels. Tout régime est jugé démocratique s’il défend ces principes individuels qui caractérisent la nature de l’Homme. La démocratie elle-même étant naturelle chez l’Homme, elle ne peut être laissée à la discrétion des individus selon Baechler, ce qui suggère que le modèle démocratique des sociétés européennes est le seul légitime.
Cette « arrogance occidentale », dénoncée par Rosanvallon[8], se fonde sur l’idée de la supériorité des sociétés occidentales (européennes et nord-américaines en particulier si l’on e restreint aux sociétés individualistes-libérales) qui ont su développer « le seul système politique qui fonde la paix sociale et l’unité sur la divergence des opinions et des intérêts »[9]. En effet, même si Sophia Mappa reconnaît « qu’il n’y a pas de système objectif » et que donc le modèle occidental ne peut s’imposer sans obliger les autres sociétés à abandonner consciemment leurs normes et pratiques sociopolitiques, sa vision demeure très euro-centrée et partiale. Pour justifier son argument, qui semble tout d’abord opposé aux théories ethnocentristes d’universalisme démocratique, de ne pas imposer les élections du modèle occidental aux autres sociétés, elle utilise une explication largement marquée idéologiquement. En effet pour elle « la pacification de la nation, objectif fondamental de l’Etat occidental, n’a pas de sens pour les autres Etats de la planète »[10]. Cela revient à dire tout d’abord qu’il n’existe qu’un seul type d’Etat occidental alors que les sociétés censées appartenir à « ce monde » sont très diverses : par exemple, les régimes d’Europe de l’Est n’ont pas le même contexte démocratique que ceux d’Europe de l’Ouest, puisque leur indépendance politique pour la plupart remonte à moins de trois décennies. Ensuite, l’explication de Mappa suggère aussi que les cultures non-occidentales sont indéniablement marquées par la violence, les armes, et ne poursuivent pas les mêmes idées de pacification. Cette vision est purement ethnocentriste et classe des sociétés de façon arbitraire dans des catégories déterminées à travers le prisme de jugements occidentaux. Ainsi elle explique que les élections ne doivent pas s’imposer à ces sociétés « non pacifiées » parce que ces dernières ne se sont pas approprié les « valeurs démocratiques », à savoir « la compétition pacifique comme mode d’accès au pouvoir »[11], et donc que ces élections auraient des effets pervers. Cette vision limite grandement la définition des « valeurs démocratiques ».
C’est pourquoi Rosanvallon dénonce trois sortes d’universalisme qui visent à légitimer la démocratie comme le régime légitime par excellence mais « qui ont à la fois rendu l’Occident aveugle à sa propre histoire [les sociétés occidentales n’ayant pas toujours été favorables aux pratiques considérées comme démocratiques aujourd’hui] et arrogant dans son rapport au monde [ces sociétés considérant leur régime comme meilleur par rapport aux autres et appelant à son universalité] »[12]. Le premier est appelé « universalisme dogmatique-religieux » : la démocratie, auparavant critiquée, devient sacralisée au cours du XIXème siècle, et les hommes engagent en son nom des activités missionnaires. C’est la première forme de l’universalisme occidental clos sur lui-même qui apparaît en 1840 au cours des élections américaines entre Van Buren (Parti démocrate) et Harrison (Whig) qui se déclare seul véritable candidat du peuple. Puis l’expérience française de 1848 laisse la place à un autre universalisme, moins religieux, qui est « l’universalisme rhétorique-formaliste » : ce type d’universalisme s’appuie plus sur des valeurs comme celle de la liberté plutôt que de véritables institutions, et se montre « replié sur la contemplation satisfaite d’une histoire enchantée, ayant refoulé ses démons et ses problèmes, perdu dans un culte extrême de la généralité »[13]. Enfin il existe une troisième forme d’universalisme démocratique clos qui prône, selon Rosanvallon, une démocratie fondée sur des représentations abstraites du peuple, qui nie ses propres problèmes et conflits et qui ne parvient pas à construire de véritables institutions solides : cette dernière forme est « l’universalisme normatif » apparu vers les années 1970, et notamment développé dans les œuvres politiques de Rawls ou de Habermas. Ce modèle, selon Rosanvallon, n’est que pure formalisation de la réalité : il prescrit ce que doivent être la délibération, la souveraineté du peuple et les critères légitimes de justice.
B/ La diversité des cultures et des « civilisations » remet en cause l’idée d’un unique modèle de démocratie à atteindre
Le problème d’une telle vision universaliste centrée sur le modèle occidental c’est qu’elle nie « la diversité [qui] caractérise la plupart des cultures de par le monde »[14]. Il serait donc arbitraire d’imposer une unique façon de penser la démocratie, comme le font de nombreuses sociétés dites occidentales qui, après être intervenues dans des régimes soumis à un joug autoritariste selon elles, encouragent les nouveaux régimes libérés de ce joug à organiser des élections universelles, puisque cette pratique politique apparaît comme le seul témoin légitime de démocratie. C’est pourquoi de nombreux auteurs, comme Sen et Graeber, rejettent les théories orientalistes, développées notamment par Samuel Huntington, et certaines théories cosmopolites comme celle de Martha Nussbaum. Selon ces théories, les valeurs des droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité, du droit et de la justice sont « essentiellement sinon exclusivement, des valeurs occidentales »[15]. C’est ce genre de théories qui a permis aux puissances colonisatrices de hiérarchiser les civilisations, rabaissant les civilisations jugées sauvages qui ne se reconnaîtraient pas dans de tels principes[16]. En fait, ce ne sont pas les principes en eux-mêmes, comme la liberté ou l’égalité de droit, que ces sociétés ne reconnaissent pas, mais c’est la définition, bien souvent rattachée aux idées individualistes-libérales, que les sociétés dites occidentales leur donnent.
Ainsi Graeber explique en quoi la thèse de Huntington sur « le choc des civilisations » repose sur une vision ethnocentriste qui empêche de reconnaître plusieurs types de démocraties possibles en fonction des sociétés. Selon cette thèse relativiste, les valeurs occidentales approuvées en Europe et en Amérique du Nord « ont de fortes chances d’être considérées avec suspicion dans d’autres parties du globe »[17]. Huntington et Mappa font la même erreur qui est celle d’une interprétation monolithique des sociétés non occidentales (notamment orientales et asiatiques) dont les valeurs sont jugées « hostiles à la démocratie et aux droits politiques »[18]. Mais cette interprétation repose sur des schémas occidentaux inventés. Comme l’explique Graeber, le problème de ces théories c’est qu’elles reposent sur la notion de culture ou de civilisation occidentale (et, à l’opposé, non occidentale), considérant alors que les valeurs démocratiques comme l’égalité, les droits, la justice caractérisent exclusivement les sociétés de « l’Occident » (pourtant toutes diverses) et sont intrinsèques à leur tradition d’individualisme libéral et de droit romain. Néanmoins l’Occident est une notion confuse dont les valeurs revendiquées ne sont pas « naturelles » mais construites, représentant « une collection d’idées apprises dans les livres d’école et discutées dans des salles de lecture, des cafés ou des salons littéraires »[19]. Ainsi il ne faut pas considérer qu’il existe un type de civilisation mais plutôt différentes sociétés qui s’enchevêtrent entre elles.
De même, définir la démocratie comme un héritage de la Grèce antique, héritage repris par les sociétés occidentales pour fonder leur propre modèle démocratique, c’est nier toutes les autres pratiques démocratiques qui ont pu avoir lieu à travers le monde et c’est adopter une vision simpliste de la conception de la démocratie, alors même qu’il est purement arbitraire de considérer la Grèce comme « partie intégrante d’une tradition spécifiquement occidentale »[20]. Ainsi il est difficile de parler d’une tradition occidentale, ou à l’opposé non occidentale, quand on reconnaît la diversité historique des régions d’Europe. De même il est difficile de penser la démocratie seulement au singulier quand on prend en compte la polymorphie de ce terme. En fait il est essentiel de comprendre que la cité athénienne, qui repose sur un système de tirage au sort (excluant femmes et esclaves non considérés comme des citoyens) et sur l’importance du débat public à l’agora, ne représente qu’une forme possible que peut prendre la démocratie. Comme « les Grecs ne furent pas les seuls »[21] à encourager la discussion publique, il est important de considérer les autres sociétés et leurs propres formes de délibération publique.
C’est pourquoi, si l’on va au-delà de la définition limitée et biaisée de la démocratie selon le modèle dit occidental, on peut se rendre compte de « l’importance du débat public, qui nous emmène bien au-delà des perspectives étroites du système électoral »[22]. La démocratie étant un concept polymorphe et en constante évolution, les élections, qui pourtant semblent être la valeur centrale du modèle démocratique occidental, « sont seulement un moyen de rendre efficaces les discussions publiques »[23]. Les élections ne sont qu’un instrument qui représente une forme possible de la démocratie : la forme compétitive des élections, opposant différentes pensées ou idéologies dont la plus soutenue par le peuple (via le nombre de voix) l’emporte, n’est pas adaptée à toutes les formes de sociétés. La plupart des sociétés dites occidentales s’accommodent de cette compétition démocratique au vu de leurs valeurs individualistes prédominantes, mais là encore le propos est à nuancer si l’on prend en compte la diversité historique des démocraties dites occidentales. Cependant les sociétés africaines ou indiennes, par exemple, qui se reposent sur une longue tradition de consensus par délibération ne peuvent totalement se conformer à cette forme compétitive et élective de démocratie. C’est pourquoi d’autres formes de démocratie peuvent exister sans le système d’élections au suffrage universel. Par exemple, les théories d’Alletz pour qui « une démocratie sans suffrage universel » est possible, et d’Armand Carrel qui explique qu’il « ne faut pas confondre démocratie et république »[24] vont dans ce sens. Finalement, les « démocraties occidentales » sont aux yeux de certains plus des républiques que purement des démocraties[25].
Attribuer un statut universel au régime démocratique tel qu’on le connaît aujourd’hui, c’est faire preuve « d’arrogance », c’est considérer que les valeurs de liberté individuelle, d’égalité, de droit dans leur définition conçue par les sociétés occidentales, et souvent arbitrairement imposées aux autres sociétés jugées non démocratiques par les sociétés de l’individualisme libéral, sont supérieures. Soutenir cet universalisme démocratique, c’est nier toute la diversité des sociétés qui peuvent développer d’autres formes de démocratie qui ne se fondent pas sur les normes et valeurs de « l’Occident », un terme générique qui uniformise incorrectement des sociétés individualistes libérales au passé colonial pour certaines (Amérique du Nord, Europe de l’Ouest) et des sociétés au passé social-démocrate (Europe de l’Est), et sur son modèle de compétition politique élective. La démocratie n’est pas un concept stabilisé mais toujours réapproprié. Donc imposer une démocratie, ce serait renier cette diversité : ainsi imposer les valeurs du libéralisme et de l’individualisme du modèle occidental, c’est nier la primauté du groupe social sur l’individu dans de nombreuses sociétés africaines ; imposer l’unanimité par les élections et la compétition politique, ce serait nier le gouvernement par discussion et consensus, des valeurs partagées par de nombreuses sociétés dites non occidentales, c’est-à-dire, qui n’adhèrent pas forcément aux normes d’individualisme libéral construites par les sociétés dites occidentales.
II. La démocratie non pas universelle mais plurielle : les pratiques démocratiques ne sont pas l’apanage de « l’Occident »
A/ Des pratiques démocratiques diverses et anciennes hors de l’Occident
Comme l’écrit Graeber, « la démocratie n’a pas été inventée à Athènes » : il existe en effet, dans de nombreuses autres sociétés, des pratiques démocratiques qui remontent à ce que l’on appelle l’époque précoloniale. L’un des exemples les plus connus est celui de la palabre en Afrique. Bien que les régimes africains aient compté, avant la période coloniale, des chefferies, des royaumes voire des empires, ces systèmes pouvaient instaurer des pratiques démocratiques dont celle de la palabre qui est « un système de prise de décision qui permet aux membres d’une famille, d’un clan, aux habitants d’un village, d’une chefferie ou d’un royaume, de participer soit directement, soit indirectement (par mandataires désignés) à la vie de la cité »[26]. Ce système de gouvernance, qui avait pour but d’arriver à un consensus pacifique suite à un dialogue collectif entre les participants à la gestion des affaires publiques, est reconnu comme étant « la forme la plus ancienne de gouvernance et de démocratie »[27]. Rappelant le modèle athénien ou romain de l’agora, la palabre, qui se déroule souvent sous un arbre et rend compte de l’importance de la parole qui fait foi dans ces sociétés, incarne un lieu de débat (qui rappelle la forme d’une Assemblée) « où les décideurs politiques, les citoyens et les associations paysannes débattent en commun les problèmes de la communauté et où ils prennent ensemble les décisions les plus importantes »[28]. Alors que le but initial de la palabre était de régler les litiges, elle s’est aussi développée comme dialogue social nécessaire à la gestion des affaires publiques. Ainsi, bien que ce système ressemble à l’institution antique reprise par l’Occident, il n’y a eu aucun mimétisme, les sociétés africaines ayant inventé le principe de la palabre et privilégié bien avant l’importance de la discussion collective, en accord avec leurs principes de prédominance du groupe sur l’individu et du sacré, une valeur forte de leurs cultures qui a permis de légitimer grandement l’oral.
Beaucoup d’auteurs africains reprennent ces exemples précoloniaux afin de montrer que la conception d’une démocratie fondée sur les valeurs de liberté, d’égalité, de débat public, n’est pas réservée aux sociétés occidentales. Par exemple, Nelson Mandela a décrit, dans son autobiographie, ce type de procédures telle que la palabre comme étant « la démocratie dans sa forme la plus pure [où] les gens parlaient sans être interrompus […] le gouvernement avait comme fondement la liberté d’expression de tous les hommes, égaux en tant que citoyens »[29]. Il a noté cependant la marginalisation politique des femmes, en vigueur aussi à l’époque dans les sociétés occidentales qui jugeaient leurs systèmes démocratiquement supérieurs mais qui pourtant élargirent le droit de vote aux femmes seulement au XXème siècle. Donc les pratiques démocratiques ne sont pas seulement nées en Occident et n’ont pas été seulement imitées par les autres sociétés, mais étaient prégnantes dans les Etats africains où « rois et chefs gouvernaient pas consensus »[30], et aussi en Inde. Ainsi Sen développe l’exemple des premières assemblées générales en Asie, encouragées par l’attachement des bouddhistes à la délibération comme règlement des conflits, ou encore du pluralisme, de la tolérance et des discussions entre religions différentes, valeurs largement promues par des empereurs indiens comme Ashoka et Akbar[31]. Quant à Graeber, il montre la valeur démocratique des systèmes amérindiens : les conseils de la Ligue des Six Nations où plusieurs tribus iroquoises se rassemblaient pour discuter étaient une forme de fédéralisme et d’autogouvernement, prouvant qu’un système aux valeurs démocratiques pouvait s’accompagner « d’une absence complète de l’Etat »[32] (ce qui est contraire à la conception occidentale).
Finalement si l’on peut dire que la démocratie n’est pas l’apanage de l’Occident, c’est parce qu’on la retrouve sous des formes diverses et des pratiques démocratiques différentes dans d’autres sociétés, tout au long de leur histoire. Contrairement aux opinions répandues sur les sociétés « non civilisées » qui n’auraient pas de gouvernement, le monde « non-occidental » (incluant le plus souvent Afrique, Asie, Amérique Latine ainsi que les peuples dits primitifs tels que les Amérindiens) n’est pas étranger aux systèmes de gouvernement voire d’Etat. Ainsi, par exemple, pendant la période précoloniale, les sociétés africaines se divisaient en sociétés an-étatiques et sociétés constituées en Etats selon la typologie de Gonidec. Même si ces sociétés ne se fondaient pas sur un modèle d’Etat à l’occidental, leurs traditions et valeurs culturelles comme l’importance du sacré, du groupe sur l’individu et de l’échange oral faisaient que « leurs systèmes politiques étaient parfaitement démocratiques » de par leurs procédures de prise de décisions (palabre) et « l’absence de distinction entre les gouvernants et les gouvernés »[33].
B/ Une « démocratie impérialiste » qui impose ses valeurs est-elle encore une démocratie ?
Alors que les « démocraties occidentales » promeuvent l’universalité de leurs valeurs politiques et sociales, [...]
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Laurène Becquart, membre Et Alii
[1] JAFFRELOT Christophe (dir.), Démocraties d’ailleurs, Karthala, Paris, 2000, p7
[2] GRAEBER David, La démocratie aux marges, Le bord de l’eau, Lormont, 2014, p19-20
[3] GRAEBER David, op.cit., p20
[4] JAFFRELOT Christophe (dir.), op.cit., p12
[5] ROSANVALLON Pierre, « L’universalisme démocratique : histoire et problèmes », La Vie des Idées [En Ligne], 17 décembre 2007, p2
[6] SEN Amartya, La démocratie des autres, Payot et Rivages, Paris, 2006, p53
[7] BAECHLER Jean, Démocraties, Calmann-Lévy, Paris, 1985, p687
[8] ROSANVALLON Pierre, art.cit., p3
[9] MAPPA Sophia, La démocratie planétaire : un rêve occidental, Sépia, Saint-Maur-des-Fossés, 1999, p45
[10] MAPPA Sophia, op.cit., p63
[11] MAPPA Sophia, op.cit., p64
[12] ROSANVALLON Pierre, art.cit., p14
[13] ROSANVALLON Pierre, art.cit., p12
[14] SEN Amartya, op.cit., p84
[15] SEN Amartya, op.cit., p86
[16] GRAEBER David, op.cit., p67
[17] GRAEBER David, op.cit., p28
[18] SEN Amartya, op.cit., p83
[19] GRAEBER David, op.cit., p33
[20] SEN Amartya, op.cit., p21
[21] SEN Amartya, op.cit., p21
[22] SEN Amartya, op.cit., p20
[23] SEN Amartya, op.cit., p13
[24] ROSANVALLON Pierre, art.cit., p7-8
[25] GRAEBER David, op.cit., p61
[26] OKAMBA Emmanuel, « Le processus d’acculturation en Afrique : la palabre locale au service de l’entreprise », Cahiers des sciences humaines, ORSTOM, n°4/94, Vol.30, 1994, 731
[27] DIANGITUKWA Fweley, « La lointaine origine de la gouvernance en Afrique : l’arbre à palabres », Gouvernance, n°1, Vol.11, 2014, p3
[28] DIANGITUKWA Fweley, op.cit., p4
[29] MANDELA Nelson, Un long chemin vers la liberté, Arthème Fayard, 1994, p30
[30] SEN Amartya, op.cit., p18
[31] SEN Amartya, op.cit., p28-34
[32] GRAEBER David, op.cit., p81
[33] GONIDEC Pierre-François, Les systèmes politiques africains – Les nouvelles démocraties, LGDJ (3ème édition), Paris, 1997, p15