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La séparation des pouvoirs chez Montesquieu

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Par Sophie Chetrit, membre Et Alii

 

 

Dans « La Constitution d’Angleterre », Montesquieu analyse différents gouvernements et expose un projet de constitution s’inspirant du régime anglais. Il s’appuie sur une opinion : celle qu’une même autorité ne doit pas cumuler toutes les fonctions étatiques, soient les puissances législative, exécutive et judiciaire. 

Introduction            

        Connu sous le nom de Montesquieu, Charles Louis de Secondat est un penseur politique et philosophe des Lumières. Fils aîné de Jacques de Secondat et de Marie-Françoise de Pesnel, il grandit au château de la Brède, dans une famille de magistrats appartenant à la noblesse. Homme bien intégré, il fréquente les salons du XVIIIe siècle. C’est un aristocrate et bon catholique, ce qui fait que sa pensée échappe parfois, comme le souligne Louis Desgraves[1] dans sa biographie, au radicalisme des Lumières. Pour autant, Montesquieu n’est pas un homme de cour, il demeure libre et indépendant. Après des études de droit, il devient conseiller au Parlement de Bordeaux en 1714. C’est la marque première de son intérêt pour la politique. L’année suivante, il épouse la protestante Jeanne de Lartigue, qui lui apporte une dot importante. C’est aussi en 1715 que s’éteint le Roi-Soleil, soit un événement historique important pour notre penseur des régimes politiques. Publiées anonymement à Amsterdam en 1721, Les Lettres persanes qui constituent son premier ouvrage majeur, mettent en cause les différents systèmes politiques et sociaux. En plus, ce roman épistolaire effectue la satire des mœurs européennes. Suite à sa nomination à l’Académie française en 1728, Montesquieu a d’ailleurs l’occasion d’effectuer un voyage sur ce continent pendant quatre ans. Il visite alors l’Autriche, la Hongrie, l’Italie, l’Allemagne et la Hollande, avant de passer un an en Angleterre, ce qui lui offre la possibilité d’observer la monarchie constitutionnelle et parlementaire qui a remplacé l’autocratie. En effet, la Seconde révolution d’Angleterre soit la « Glorious Revolution » de 1688 aboutit sur une déclaration des droits l’année d’après, « the Bill of Rights ». Celle-ci entérine les acquis de cette mobilisation et contient les principes de la démocratie moderne. Le roi est désormais soumis à la loi, celle-ci étant établie avec le consentement du Parlement. De plus, un régime parlementaire avec responsabilité politique du Premier ministre se met progressivement en place. De retour au château, il publie les Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence pour consacrer des années de voyage qui l’ont initié à la diplomatie et la politique. Ce n’est que vers 1739 qu’il commence son livre phare, De L’Esprit des Lois. Paru en 1748 à Genève, cet ouvrage obtient un succès à la fois important et rapide. Il semble établir les principes fondamentaux des sciences sociales. Néanmoins, dans la mesure où il concentre la pensée libérale, il fut rapidement critiqué par l’Eglise catholique romaine qui le fit interdire et inscrire à l’Index. Celle-ci lui reproche de faire primer des facteurs politiques et sociaux sur des considérations religieuses et de nier la valeur universelle ainsi que l’autorité morale du christianisme. En réponse à ce rejet, la Défense de l’esprit des lois, dans laquelle l’auteur justifie ses positions, est publiée en 1750.

           Le texte à commenter est un extrait de « La Constitution d’Angleterre », soit le chapitre 6 du livre 11 de L’Esprit des Lois : « Des lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la Constitution. » Montesquieu y analyse différents gouvernements et expose un projet de constitution s’inspirant du régime anglais. De plus, il s’appuie sur une opinion : celle qu’une même autorité ne doit pas cumuler toutes les fonctions étatiques, soient les puissances législative, exécutive et judiciaire. Si Aristote avait déjà énoncé le fait qu’il existait trois pouvoirs et que John Locke avait déjà évoqué une potentielle séparation entre puissance législative, exécutive et fédérative dans son Second Traité du gouvernement civil (1690), Montesquieu est néanmoins le premier à en proposer une mise en œuvre. Ainsi, il met en application ce principe, dans cet extrait notamment. On portera de fait un intérêt particulier à cette question touchant à la séparation des pouvoirs.

Il s’agit dès lors de voir comment ce concept de division des puissances propose d’établir un régime modéré au profit de l’aristocratie, résolvant ainsi un problème politique fondamental de l’époque.

 

 

I. De la division des pouvoirs

Pour répondre à son objectif de mise en place d’un Etat libre, Montesquieu propose de répartir les pouvoirs entre différents corps.

 

A) Les conditions nécessaires à la mise en place d’un Etat libre

          Pour qu’il y ait liberté, deux conditions sont nécessaires : les citoyens doivent dans une certaine mesure se gouverner eux-mêmes et les trois puissances doivent être réparties entre différents corps.

          Par liberté, Montesquieu entend le droit de « faire ce que les lois permettent »[2], soit la tranquillité d’esprit qui fait que l’on se sent en sécurité à l’abri des lois. Il n’en a donc qu’une vision pragmatique, à priori restreinte, sa réflexion sur la liberté se limitant aux conditions qui permettent de l’exercer.

         Dès la première ligne, notre auteur s’explique et développe la première condition nécessaire à la mise en place d’un Etat libre : « Dans un Etat libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même ». Ainsi, tous les citoyens – à l’exception de ceux « qui sont dans un tel état de bassesse » (l. 21) doivent avoir des droits politiques. Ici, ils s’assimilent essentiellement au droit de vote, soit le droit d’élire son représentant, puisque comme l’explique l’auteur, on ne peut guère confier le pouvoir législatif au peuple en corps dans de grands Etats. Dès lors, une théorie de la représentation s’impose. Le peuple est jugé comme étant incapable de gouverner. Montesquieu lui donne pour unique rôle de choisir des représentants, s’appuyant sur l’idée qu’il porte naturellement son choix sur les élites. Comme Aristote[3], il semble affirmer que l’élection est aristocratique, celle-ci permettant de choisir des représentants doués de qualités intellectuelles particulières, et disposant ainsi de divers avantages. Ces derniers sont alors capables de discuter des affaires et assez éclairés pour débattre et voter les lois en conséquence. Chez Montesquieu, de même que dans les œuvres de Burke ou Madison, on retrouve un éloge des vertus de la discussion, sur laquelle les décisions doivent se fonder.

         Partant du vieux constat de Thucydide : « tout homme tend à aller jusqu’au bout de son pouvoir »[4], notre philosophe estime que tout homme disposant de pouvoir est mené à en abuser et considère dès lors que les différentes puissances doivent être réparties. En effet, on ne peut confier à la même entité le soin de faire les lois et de les abroger, de les faire exécuter et de contrôler leur application. Les trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, doivent donc être détenus par des institutions distinctes. Il s’agit dès lors, comme l’explique Pierre Manent, de « séparer la volonté de ce qu’elle veut »[5], soit la prise de décision de son exécution. Cette notion de séparation des pouvoirs est une condition nécessaire à l’existence même de la liberté, puisque si une seule institution détient les trois puissances, le régime est despotique ou corrompu. Pour illustrer ce propos, il est possible de reprendre la citation de Montesquieu, lorsqu’il évoque l’union éventuelle du corps législatif avec la puissance exécutrice : « il n’y aurait plus de liberté, parce que les deux puissances seraient unies ; les mêmes personnes ayant quelque fois, et pouvant toujours avoir part à l’une et à l’autre » (l. 60- 62). En conséquence, il propose de mettre en place différents corps auxquels il attribue des compétences précises : le corps législatif divisé en deux chambres et le monarque qui détient la puissance exécutrice.

 

B) La « séparation des pouvoirs »

          Selon Sébastien Roland, la séparation des pouvoirs en tant que principe d’organisation politique s’effectue chez Montesquieu en quatre temps. En premier lieu, notre philosophe affirme qu’il existe trois pouvoirs et distingue volonté et exécution. En second, il effectue une hiérarchisation en affirmant que la fonction législative est nécessairement supérieure. Ensuite, il établit un principe négatif mis à jour par Charles Eisenmann dès 1933. Il s’agit de distribuer des fonctions étatiques entre des organes « selon la règles négative de non attribution exclusive à un même organe de plusieurs fonctions »[6]. Pour finir, il examine les conditions par lesquelles la liberté peut être anéantie, ainsi que celles auxquelles elle peut être établie et maintenue. Dans la « Constitution d’Angleterre », il propose ainsi de confier le pouvoir législatif à un corps et le pouvoir exécutif au monarque, négligeant le pouvoir judiciaire.

         Le corps législatif se divise en deux chambres : celle des représentants évoquée ci-dessus avec la théorie de la représentation et celle de nobles. Les sièges de cette dernière doivent se transmettre de manière héréditaire, afin que ses membres aient un intérêt à conserver leur pouvoir et leurs prérogatives. En effet, leur participation est nécessaire à la stabilité politique du pays et au bon fonctionnement institutionnel. Ce corps législatif dans son ensemble dispose de deux missions : celle de faire les lois et celle de voir si les lois déjà votées furent bien exécutées. Montesquieu souligne d’ailleurs le fait que cette dernière compétence donne un avantage conséquent à la Constitution qu’il propose sur celle de Crète et de Lacédémone, les cosmes et les éphores ne rendant autrefois pas compte de leurs actes. Il y donc une idée de responsabilité politique qui permettrait de maintenir l’ordre. Néanmoins, les deux assemblées ont chacune leurs particularités. Le corps des nobles par exemple, qui pourrait être facilement corrompu concernant les Lois relatives à la levée de l’argent, dispose uniquement de la faculté d’empêcher et non de celle de statuer sur le sujet. Par faculté d’empêcher, Montesquieu entend le « droit de rendre nulle une résolution prise par quelque autre » (l. 51- 52), soit le pouvoir des Tribuns de Rome. Elle s’assimile à une sorte de droit de véto. La faculté de statuer pour sa part, correspond au « droit d’ordonner par soi-même, ou de corriger ce qui a été ordonné par un autre » (l. 51-52), soit à un droit de légiférer. On tente ainsi d’éviter toute forme de déviance du régime, en attribuant des compétences aux Chambres en fonction de leurs particularités. Mais, unies dans un même corps, elles doivent produire ensemble un travail législatif efficace et prenant en compte l’intérêt général.

         Si la puissance législative est détenue par un corps, la puissance exécutrice par contre ne doit être détenue que par un seul. Montesquieu justifie cela en expliquant que, dans l’éventualité où elle serait entre les mains de personnes diverses, la probabilité que ces dernières se mélangent avec le corps législatif serait davantage élevée. Dès lors, la séparation des pouvoirs serait mise à mal, mettant ainsi fin à un régime de liberté. Cette puissance est en conséquence confiée à un monarque, soit une personne sacrée, qui dispose d’une forme d’immunité puisqu’il ne peut être ni arrêté ni jugé. De par sa posture, il incarne l’unité nationale dont il semble être en quelque sorte le garant. Ainsi, deux missions principales lui sont confiées : celle de régler la tenue et la durée des assemblées et celle de prendre part à la législation par sa faculté d’empêcher. C’est donc un pouvoir de réguler le travail législatif et d’imposer si nécessaire son véto.

        On ne peut que constater l’absence de réflexion sur le pouvoir juridique, que l’auteur considère comme « nulle » : « Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle » (l. 40-41). Comme l’explique Pierre Manent dans son Histoire du libéralisme, il n’y a a priori que deux pouvoirs chez Montesquieu. Il est alors uniquement fait mention du pouvoir judiciaire dont les modalités ne sont guère développées.

 

        Tout en respectant les conditions nécessaires à la mise en place d’un Etat libre, Montesquieu propose une constitution mettant en place le principe de division des pouvoirs qui permet d’aboutir sur un régime modéré.

 

 

II. Un régime modéré au profit de l’aristocratie

Cette répartition des compétences permet d’obtenir un Etat libre, régime stable et modéré au profit de l’aristocratie.

 

A) Un jeu institutionnel qui permet l'équilibre

         Montesquieu cultive l’idée que tout homme qui a du pouvoir est mené à en abuser. Ainsi, un jeu institutionnel doit restreindre les pouvoirs des diverses institutions et permettre un certain équilibre, le but étant qu’aucune instance ne puisse prendre le dessus sur l’autre. On peut donc remarquer la mise en place d’une procédure de contrôle de chaque pouvoir.

         C’est tout d’abord au sein même du corps législatif, grâce à une faculté mutuelle d’empêcher, qu’a lieu ce contrôle. Montesquieu justifie en partie le bicaméralisme de la sorte. Les aristocrates : « doivent arrêter les entreprises du peuple » tandis que « le peuple a droit d’arrêter les leurs » (l. 35-36).

         Ensuite, on remarque un équilibre entre les puissances législative et exécutive. Ainsi, si la puissance législative n’a pas le pouvoir de juger le monarque, ce qui permet d’éviter une tyrannie du corps législatif, elle peut néanmoins traduire les ministres en justice. Il y a donc un principe de responsabilité qui équilibre les prérogatives. De plus, le corps exécutif a la possibilité d’arrêter le pouvoir législatif. D’abord en régulant le temps de la tenue et de la durée des assemblées. Cela évite d’une part que le corps législatif ne s’assemble pas, ce qui mènerait inévitablement à une anarchie ou une monarchie absolue. D’autre part, cela permet d’empêcher ce même corps d’être continuellement assemblé, ce qui aboutirait sur une forme de corruption. En effet, le peuple face à ce manque de renouvellement politique, deviendrait furieux ou apathique. Ensuite, le monarque doit prendre part à la législation par sa faculté d’empêcher afin que le corps législatif ne puisse pas « se donner tout le pouvoir qu’il peut imaginer », lui retirant ainsi ses compétences.

         Ainsi, comme le constate Charles Eisenmann : « les trois organes [...] sont dans un rapport d’égalité mutuelle ; le système se caractérise bien par trois organes égaux en pouvoir ; il en résulte encore que chacun de ces trois organes a le pouvoir de s’opposer même à la volonté concordante des deux autres – elle ne l’emporte pas sur la sienne – peut l’annuler, c’est-à-dire qu’ils peuvent s’arrêter, s’empêcher mutuellement, se faire contrepoids, se balancer et contrebalancer »[7]. Les puissances ont donc la faculté de se limiter, permettant ainsi d’éviter la mise en place d’une République non libre ou d’un régime despotique. Selon Pierre Manent, ce jeu institutionnel semble d’ailleurs être le seul moyen de garantir un certain équilibre entre les puissances, mais aussi dans l’Etat et la société de manière plus générale[8]. Ainsi, « ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction » (l. 118), formule que l’on peut néanmoins interroger dans le sens où elle insinue la possibilité d’un blocage institutionnel. Néanmoins, on constate que l’équilibre n’est pas neutre, puisqu’il se fait au profit de l’aristocratie.

 

B) Un équilibre au profit de l’aristocratie

        Méfiant du peuple, Montesquieu prend le parti de l’aristocratie et montre en quoi la monarchie est indissociable des pouvoirs intermédiaires.

        Selon l’auteur, le peuple ne « doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants, ce qui est très à sa portée. » (l. 26-27). Il met en doute les capacités du peuple à s’investir en politique et refuse toute forme de participation. Ainsi, celui-ci ne doit intervenir dans la sphère politique que pour choisir des représentants, qui sont plus aptes à la discussion qu’il ne l’est. On remarque donc un parti pris pour la noblesse à qui il constitue une chambre particulière. Montesquieu justifie ce bicaméralisme de deux manières. Premièrement, il explique qu’en cas d’égalité entre citoyens, « la liberté commune serait l’esclavage » (l. 37) des nobles. Il considère que ces derniers, puisqu’ils bénéficient d’avantages dans l’Etat, doivent disposer de pouvoirs législatifs équivalents à leurs privilèges. Deuxièmement, il pense ce corps comme un moyen de tempérer les deux puissances législatives et exécutives : « comme elles ont besoin d’une puissance réglante pour les tempérer, la partie du corps législatif qui est composée de nobles est très propre à produire cet effet ». L’assemblée des nobles permettrait alors d’éviter de tomber dans un régime despotique en s’imposant comme intermédiaire. Ainsi, la modération ne correspond pas ici au respect de la légalité, mais au partage du pouvoir au profit de la noblesse. Montesquieu reprend l’idée déjà formulée par Aristote, Cicéron et Saint-Thomas d’Aquin : la modération est la seule manière de garantir la liberté du régime. Le politique doit alors ici faire preuve d’une certaine force d’âme pour se maintenir au sein d’un Etat puissant, seule forme politique dont on peut attendre des actions modérées.

         En tant qu’adversaire de la monarchie absolue, Montesquieu souhaite donc montrer, comme l’explique Guillaume Bacot, que la monarchie est indissociable des pouvoirs intermédiaires comme la noblesse. Il justifie d’ailleurs sa croyance en s’appuyant sur l’exemple romain, montrant comment l’abaissement du Sénat et des patriciens provoqua la chute de la monarchie. Il considère en effet que monarque et noblesse doivent s’allier, puisque ce premier a tout à perdre s’il ne s’appuie pas sur la seconde, tandis que cette dernière a tout a craindre d’un despote qui risquerait de provoquer des émeutes populaires dont les revendications se cristalliseraient autour de la fin des privilèges[9]. Cette idée d’alliance est un point central de l’œuvre. En conséquence, il est possible de critiquer le mythe de l’absence de parti pris par Montesquieu dans les luttes politiques du XVIIIe. Louis Althusser affirme d’ailleurs que c’est un partisan de la noblesse féodale[10], soit un ordre dépassé à son époque où la monarchie absolue est puissante.

 

          Notre philosophe politique propose donc dans cet extrait de mettre en place en régime modéré au profit de l’aristocratie. Il répond de la sorte à un problème politique de son temps.

 

 

III. La résolution d’un problème politique de son temps

Lorsqu’il rédige « La Constitution d’Angleterre », Montesquieu se contente de répondre à un problème politique en réalisant une étude très concrète de divers gouvernements.

 

A) La séparation des pouvoirs : une réponse à un problème politique
En réalité, Montesquieu ne s’est guère voulu théoricien de la séparation des pouvoirs. Celui-ci s’est contenté d’analyser des rapports de force, en tentant de proposer une Constitution permettant d’éviter un basculement vers un régime non libre. Il a alors résolu un problème politique de son temps, mais sans pour autant parvenir à mettre en œuvre une séparation stricte des pouvoirs.

         L’auteur a seulement cherché à répondre à une question politique, soit : « Comment éviter de tomber dans un gouvernement despotique ? ». Définissant le despotisme comme un rapport immédiat aux individus dans lequel le despote n’obéit qu’à ses désirs, il cherche à placer un intermédiaire entre le monarque et ses sujets. Dès lors, comme on l’a vu dans la partie précédente, il désigne la noblesse comme moyen de tempérer les puissances. Comme le souligne Louis Althusser, il n’y a pas à proprement parler de théorie de la séparation des pouvoirs puisque Montesquieu ne répond pas à un problème juridique mais à un problème politique[11]. Ce problème est celui d’un rapport de force entre différentes entités : les citoyens, la noblesse et le monarque. Ainsi, l’auteur ne cherche pas la transcendance, mais seulement une solution à un problème concret.
        De plus, on constate qu’il n’y a pas de séparation stricte mais plutôt une interdépendance des pouvoirs. L’auteur confie des prérogatives aux différents corps, afin que leurs compétences s’équilibrent et se limitent ; on ne dispose pas vraiment d’une institution par pouvoir. Il est par exemple possible de souligner le fait que la puissance exécutive prend part à la législation par sa faculté d’empêcher. Ainsi, il s’agit plus d’une attribution de compétences diverses en vue d’obtenir une certaine modération grâce à un jeu institutionnel, qu’une distribution rigoureuse d’un pouvoir législatif ou exécutif à chaque corps. Hegel dans Principes de la philosophie du droit[12], critiquait la séparation des pouvoirs telle que l’on la trouve chez Montesquieu, considérant que celle-ci devait davantage correspondre à une indépendance des différentes puissantes qu’à une limitation de chaque puissance par une autre. Il conçoit cette idée de séparation comme une coopération dans laquelle chaque instance est souveraine et chargée d’assumer un aspect de la vie politique, sans limiter les prérogatives des autres institutions. De même, Michel Troper définissait la séparation des pouvoirs ainsi : « 1. La séparation des pouvoirs est un principe de politique constitutionnelle, qui comporte deux règles : a) chacune des fonctions de l’État [...] doit être exercée par une autorité spécialisée. b) ces autorités doivent être mutuellement indépendantes [...]. »[13]. Ainsi, on peut formuler l’hypothèse selon laquelle Montesquieu aurait proposé la théorie de la séparation des pouvoirs sans vraiment la cerner, et celui-ci s’étant trompé grossièrement en l’ayant vu à l’œuvre dans le régime anglais. « Les plus effrontés vont jusqu’à nier qu’elle [la séparation des pouvoirs] se trouve chez Montesquieu »[14]. Malgré tout, son projet reste novateur, dans la mesure où il permet d’aboutir sur une nouvelle théorie de la loi.

 

B) Un projet concret qui aboutit sur une nouvelle théorie de la loi

          Ce qui est souvent à tort considéré comme une théorie de la séparation des pouvoirs, n’est finalement qu’un projet concret aboutissant sur une nouvelle conception de la loi.

         Selon Jean Goldzink[15], le projet du livre de Montesquieu est en fait celui de prendre acte de la diversité des situations pour fonder une science politique concrète. Ainsi, il s’oppose à l’universalisme imposé par John Locke, en s’appuyant sur des situations réelles, cherchant à faire de la philosophie politique sans transcendance. Il reprend ainsi à sa manière l’idée de Solon, à qui lorsque l’on demandait quelle était la meilleure Constitution, répondait : « Dites-moi d’abord pour quel peuple et en quel pays ? ». Ainsi, « La Constitution d’Angleterre » est une étude très vivante de l’histoire. L’auteur choisit des exemples historiques riches et divers : la Rome antique, les gouvernements de Crète, de Lacédémone et de Gnide. Il tire des leçons de leurs avantages et de leurs échecs. Il évoque par exemple, la nécessité de pouvoir juger les ministres, ce qui n’était guère possible dans le gouvernement de Gnide. Aussi, il rappelle les origines de la chute de la monarchie romaine : l’abaissement du Sénat et des patriciens. L’utilisation de l’exemple anglais reste néanmoins la plus important, puisqu’il constitue une manière de montrer les failles du régime français. Les institutions de ce pays paraissent en effet plus modernes, les citoyens plus libres. En 1726, suite à un voyage en Grande-Bretagne, Voltaire évoquait déjà dans ses Lettres philosophiques, un engouement du public pour cette nation libre, ne manquant pas de préciser que sa puissance est comparable à celle de l’Etat français. L’Angleterre fait donc figure d’exemple, son régime donnant des pistes à analyser pour améliorer le régime français. On a donc affaire à un travail qui étudie les différents modes d’organisation politique et qui de manière novatrice, prend la politique comme objet d’étude.

        Malgré tout, s’il n’a pas théorisé la séparation des pouvoirs, Montesquieu propose une nouvelle théorie de la loi. Comme le montre Louis Althusser, celle-ci ne correspond plus à un ordre idéal mais à une relation entre des variables qu’il convient d’observer[16]. Droit naturel et contrat social sont ici rejetés. La loi dans l’extrait présent, ne s’identifie plus à une entité abstraite devant aboutir sur un régime exemplaire ; elle s’illustre dans un rapport de force entre le corps législatif et exécutif. Ainsi, comme l’écrit Pierre Manent : « De plus en plus la loi, au lieu d’imposer une idée religieuse ou morale, aura la sage modération de limiter son ambition à organiser la coexistence des libertés »[17]. En conséquence, Montesquieu est parfois considéré comme le père du libéralisme politique. Raymond Aaron souligne l’intérêt de ses propos, qui tentent d’initier de nouveaux rapports politiques, et de sa méthode de travail[18].

 

Conclusion et ouverture : l’influence de Montesquieu

        En répartissant les pouvoirs entre diverses institutions, Montesquieu propose d’établir un régime modéré au profit de l’aristocratie, résolvant ainsi un problème politique fondamental de son temps. Ainsi, s’il n’a pas véritablement théorisé la séparation des pouvoirs, il en a néanmoins posé les bases et a contribué à la diffusion de ce principe. De ce fait, il bénéficie d’une postérité remarquable et d’une influence conséquente.

       C’est notamment lors des changements de régimes suivant la publication de son ouvrage De l’Esprit des Lois que l’on a pu remarquer l’impact de ses théories. Il a tout d’abord influé sur la rédaction de la Constitution américaine de 1787, puisque le principe des checks and balances est mis en place sur le modèle du jeu institutionnel qu’il propose dans « La Constitution d’Angleterre ». Cette idée d’équilibre nécessaire entre les différents corps a donc fait son chemin. C’est ensuite dans l’article 16 de Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen que l’on perçoit une reprise du principe de la séparation des pouvoirs : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Encore, cette volonté de division des trois puissances s’affirme comme un pilier de la Constitution française de 1791. Ses théories furent donc exploitées par la suite, tandis qu’elles font toujours l’objet d’études nombreuses.

       Montesquieu a su proposer des doctrines nouvelles à la fois en politique et en économie. D’un point de vue politique, il est parvenu à analyser de quelle manière la raison caractérise les lois, d’où le titre : De l’Esprit des lois. Il place l’individu au centre de la réflexion, en donnant une importance primordiale aux droits des individus, qui permettent de limiter un pouvoir central trop étendu. De ce fait, il énonce certains grands principes appartenant aujourd’hui aux droits de l’Homme, comme la liberté d’expression ou encore de réunion. D’un point de vue économique, c’est à travers sa théorie sur le commerce qu’il se démarque. Ainsi, dans le livre XX, il explique : « partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce[19] ». Il se prononce alors pour une certaine liberté d’échange, qui fera de lui, selon Keynes[20], le plus grand économiste français. En conséquence, Montesquieu apparaît comme le père du libéralisme, soit la doctrine triomphante qui pose la liberté comme principe suprême.

 

Sophie Chetrit, membre Et Alii

 

 

[1] Desgraves Louis, Montesquieu, Paris, Ed. Mazarine, 1986.

[2] Montesquieu, De l’Esprit des lois, Tome 1, chapitre 3, Paris, Flammarion, 1993.

[3] Aristote, Les Politiques, Paris, GF-Flammarion, 1999 (Traduction : P. Pellegrin)

[4] Thucydide, Œuvres, Paris, Ed. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990.

[5] Manent Pierre, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Ed. Hachette Pluriel, 2012

[6] Roland Sébastien, "Les figures organiques de la légitimité dans la doctrine constitutionnelle de Montesquieu", in : Revue française d’Histoire des idées politiques, 2009/1 (n°29), p. 5

[7] Eisenmann Charles, « La pensée constitutionnelle de Montesquieu » in : Mirkine-Guetzevitch (B.) et Puget (H.) (dir.), Recueil Sirey du Bicentenaire de l’Esprit des lois, 1748-1948 : La pensée politique et constitutionnelle de Montesquieu, Paris, 1952, p. 153

[8] Manent Pierre, op. cit., 2012

[9] Bacot Guillaume, "Montesquieu et la question de la nature monarchique de la constitution", in : Revue française d’histoire des idées politiques, 2007/1 (n°25)

[10] Althusser Louis, Montesquieu. La politique et l’histoire, Paris, PUF, 1959

[11] Althusser Louis, op. cit., 1959

[12] Hegel Georg Wilhelm Friedrich, Principes de la philosophie du droit, Partie 3, Section 3, Paris, Ed. PUF, coll. Quadrige, 2013. 

[13] Troper M., « Charles Eisenmann contre le mythe de la séparation des pouvoirs », in : Cahiers de philosophie politique de l’Université de Reims, 1986 (n°2-3), p. 67-68.

[14] Manent Pierre, "Montesquieu (1689-1989)", in : Commentaire, 1989/4 (n°48), p. 817

[15] Goldzink Jean, "Montesquieu est-il un philosophe libéral?", in : Presse de Science Po, Raisons politiques, 2006/4 (n°24), p. 177-196

[16] Althusser Louis, op. cit., 1959

[17] Manent Pierre, "Montesquieu (1689-1989)", in : Commentaire, 1989/4 (n°48), p. 817

[18] Aron Raymond, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1976, p. 295.

[19] Montesquieu, De l’Esprit des lois, Tome 1, Livre XX, chapitre 1, Paris, Flammarion, 1993.

[20] Keynes John Maynard, Préface de la théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Ed. Payot, 1988.

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