Recension critique
L'Affaire des Quatorze
Poésie, police et réseaux de communication à Paris au XVIIIème siècle
de Robert Darnton, Septembre 2014
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Par Laurène Becquart, membre Et Alii, Décembre 2014
En 1749, la police de Paris reçoit l’ordre d’arrêter l’auteur de poèmes moqueurs envers le roi. Après avoir remonté le réseau de diffusion de ces poèmes afin d’atteindre à la source, les autorités emprisonnent quatorze personnes – des étudiants, des clercs, des prêtres. En partant des archives de la Bastille et de rapports de police, l’historien américain Robert Darnton tente de reconstituer l’épisode, connu sous le nom d’« Affaire des Quatorze ». En analysant cette enquête policière, par le prisme de la recherche historique, l’auteur illustre le rôle essentiel de l’oralité dans les réseaux informels de communication, et leur impact politique dans le Paris populaire du XVIIIème siècle.
Au printemps 1749, la police de Paris reçoit l’ordre d’arrêter l’auteur d’un poème intitulé « Monstre dont la noire furie » calomniant le roi Louis XV. Ce crime de lèse-majesté devant être puni, François Bonis, un étudiant en médecine, est identifié comme le coupable par un informateur et arrêté. Cependant la police se rend vite compte que l’affaire n’est pas terminée. Bonis n’est pas l’auteur du poème et il finit par avouer que ce texte en vers lui a été transmis par le prêtre Jean Edouard qui lui-même l’a reçu d’un autre prêtre. La police doit donc suivre tout le réseau de diffusion afin d’arriver à la source. Elle découvre que le poème a circulé au sein d’un milieu d’étudiants, de clercs et de prêtres, tous jeunes et amis, qui se sont transmis le poème de manière directe, en le recopiant ou le récitant. L’enquête se complique lorsque d’autres textes en vers entrent en jeu : la police découvre que d’autres poèmes, tous séditieux et moqueurs envers le roi et sa Cour, circulent au sein de nombreux réseaux parisiens, plus étendus encore (chapitre III).
C’est cette « Affaire des Quatorze » qui a permis à l’auteur, Robert Darnton, de faire l’analogie entre enquête policière et recherche historique. Cet historien américain, spécialiste de la France du XVIIIème siècle et des Lumières, et directeur de la Harvard University Library, s’est déjà intéressé, dans des travaux antérieurs, à l’histoire du livre et de la communication, notamment aux réseaux informels de communication et de littérature clandestine qui ont nourri la pensée pré-révolutionnaire de l’époque. Dans le présent ouvrage, en s’appuyant sur les archives de police (rapports et minutes des interrogatoires), des lettres officielles et des journaux intimes, Darnton a pu dénouer les fils de l’enquête de police consacrée à « l’Affaire des Quatorze », comparant ainsi l’histoire à « un processus circulaire d’élaboration d’un argument à partir de preuves » (p139).
Il existe de nombreux travaux de recherches consacrés aux circuits informels d’opinions et d’infra-idées et au rôle de l’écriture et de l’oralité dans les processus de diffusion dans la France pré-révolutionnaire. Ainsi, avec son nouvel essai, Robert Darnton poursuit ses travaux sur l’étude du livre et de la communication au XVIIIème siècle qu’il avait entamés en 1983 avec son ouvrage Bohème littéraire et Révolution : le monde des livres au XVIIIe siècle et approfondis en 1991 avec Édition et sédition : l’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle. Son cadre d’étude portait sur les conditions de fabrication des livres jugés séditieux dans l’Europe du XVIIIème siècle. Par exemple, en s’appuyant sur les archives de la Société Typographique de Neufchâtel en Suisse, il a pu étudier le rôle des imprimeries françaises et britanniques de l’époque, organisées en réseaux informels autorisant l’entrée de livres illicites sur le territoire, et par-là même l’introduction d’idées nouvelles au sein des populations. Selon la thèse de Darnton, la contestation du pouvoir absolutiste, de plus en plus vive, a été nourrie en grande partie par la diffusion régulière d’ouvrages et de textes séditieux et moqueurs envers les valeurs politiques, religieuses et morales du régime de l’époque. Son livre consacré à « l’Affaire des Quatorze » reprend la même thèse et contextualise sa réflexion sur les modes de diffusion invisibles de la France pré-révolutionnaire, déjà centrale dans son ouvrage De la censure. Essai d’histoire comparée publié la même année.
L’ensemble de ses travaux s’ancre dans toute une littérature consacrée au rôle que les réseaux de communication quels qu’ils soient ont eu dans l’émergence de l’espace public au XVIIIème siècle. Ainsi Darnton prolonge les réflexions d’Arlette Farge, historienne spécialiste du XVIIIème siècle et directrice de recherche au CNRS, sur l’apparition, dans des sociétés majoritairement analphabètes, de réseaux complexes d’informations qui se fondent en grande partie sur la transmission orale[1]. A la question que se pose l’historienne sur l’attitude scientifique à adopter face à des sources orales qui ont aujourd’hui disparu, pour la plupart, et sont devenues inaudibles, Darnton apporte une réponse qui permet de contourner le problème de l’oralité éphémère : comme Farge, il s’appuie sur des sources écrites (rapports de police, chansonniers, journaux intimes) faisant le lien entre oralité et écrit et resituant le contexte social et politique. Dans « l’Affaire des Quatorze », les chansonniers et recueils de poèmes, de ballades, de cantiques burlesques, porteurs de critiques envers les actes du roi Louis XV, de sa maîtresse, Madame de Pompadour, et de ses ministres, sont certes des sources écrites, mais ils dépendent largement de l’oralité. En effet, ils sont bien souvent copiés après leur création, échangés sur des morceaux de papier ou récités à l’oral, modifiés et réappropriés au cours de leur transmission, et parfois même mis en musique : la mémorisation et la récitation sont donc des éléments clés des circuits d’information orale (p17).
L’ouvrage de Darnton permet d’approfondir les travaux antérieurs qui essayent de recontextualiser le rôle de la transmission orale en se servant de sources écrites. Son approche se veut plus immersive car Darnton a pour objectif de retranscrire le plus fidèlement possible l’importance de l’oralité dans les réseaux informels à l’époque. Par exemple, il s’appuie sur les travaux de la cantatrice Hélène Delavault qui a enregistré les chansons impliquées dans « l’Affaire des Quatorze » à partir des clefs donnant accès aux airs mélodiques du Département de la Musique de la BNF[2], ce qui lui permet d’analyser l’interaction entre les textes, les mélodies et le public. En effet, si les poèmes et textes en vers ont pu se diffuser dans de nombreuses sphères de la société de l’époque, c’est en partie parce qu’ils ont été adaptés en musique sur des airs connus du « petit peuple de Paris » (p112). Néanmoins l’intérêt de cette démarche reste limité puisque cela ne permet pas de rendre compte des styles de chants à l’époque : certaines chansons devaient être criées dans la rue, d’autres chantées dans des salons (p85). La réception et la compréhension des messages portés par les chansons devaient donc dépendre de leur mode de transmission et du milieu social de leurs destinataires.
Toutefois, ce travail de recherche permet de montrer la diversité des modes de réceptions (orales, écrites, privées ou publiques, dans la rue) et des auditoires qui ne se cantonnent pas aux mondes des étudiants et des clercs mais s’élargissent aux couches populaires qui s’intéressent elles aussi à l’art de la versification et se réapproprient les chansons et les messages qu’elles transmettent. Ainsi « l’Affaire des Quatorze » est une véritable « affaire de création collective » (p17) où un petit réseau d’intellectuels et de philosophes s’inscrit dans un réseau plus large, intégré dans toutes les sphères de la société parisienne, témoignant ainsi de la complexité des processus de diffusion et de communication (p142). L’ouvrage de Darnton, par sa démarche immersive, permet d’approfondir les réflexions précédentes consacrées au lien entre oralité et écrit dans les processus de diffusion d’opinions, et de démontrer l’intérêt de la transmission orale, qui ne fige pas ces opinions et ces idées mais leur permet d’évoluer en fonction des auditoires, des modes de réception et des thèmes traités (p137).
C’est surtout de par sa réflexion sur l’émergence d’un mécontentement général et d’une certaine voix publique lors de la période précédant la Révolution Française que Robert Darnton s’inscrit dans le courant de recherche consacré à l’opinion publique. Ainsi Keith Michael Baker et Robert Darnton se rejoignent sur la dimension culturelle de la pensée révolutionnaire de la société française de la fin du XVIIIème siècle, mais leur approche explicative diffère. Baker, professeur d’histoire à l’université de Stanford, explique la constitution d’une nouvelle culture politique à la veille de la Révolution Française par le rôle des discours politiques et des idéologies qui encouragent à former une opinion publique. Bien qu’il admette le rôle de la diffusion de l’écrit, de l’alphabétisation, de la multiplication des révoltes populations, il insiste sur les origines idéologiques de la Révolution qui ne saurait s’expliquer sans l’analyse du « champ linguistique et symbolique existant »[3]. A la question « Comment la Révolution Française est-elle devenue pensable » qu’il se pose, il répond par une analyse linguistique de l’émergence de l’opinion publique fondée sur une véritable culture politique qu’il définit comme « l’ensemble des discours et des pratiques symboliques par lesquels des individus et des groupes énoncent des revendications »[3].
Robert Darnton partage avec Baker l’idée de l’émergence progressive d’une opinion publique, au XVIIIème siècle. Néanmoins, contrairement à lui, il n’établit pas les origines idéologiques de la Révolution, ne considérant pas le mécontentement de l’époque comme annonciateur de l’épisode révolutionnaire (p141). Il met seulement l’accent sur le rôle de la diffusion culturelle et littéraire dans la formation d’une opinion publique. Ce sont les couches moyennes et les milieux libéraux hérités des Lumières qui généralisent les critiques envers les autorités monarchiques et religieuses, en favorisant la diffusion de textes séditieux et la lecture, par transmission écrite ou orale, de livres illicites. « L’Affaire des Quatorze » en est un exemple. En effet, les poèmes, diffusés dans toutes les sphères de la société parisienne, alimentent le sentiment de mécontentement envers les actes du roi, notamment l’expulsion du Prince Edouard - le dernier Stuart, prétendant au trône britannique et populaire auprès du peuple - exigée par le souverain dans le traité d’Aix-la-Chapelle, et la mise en place d’un impôt spécial en temps de paix (le vingtième), et envers sa maîtresse, accusée de dépenser outre-mesure en dépit de l’aggravation de la dette de l’Etat après la guerre (p50 à 53 et p115). Comme le décrit le comte d’Argenson, ministre du roi, dans son journal, ces poèmes représentent en fait de véritables « remontrances de l’opinion et de la voix publique » (p124). L’intérêt de cette approche culturelle et littéraire, c’est qu’elle permet de faire la lumière sur le rôle des poèmes et chansons calomniant le souverain dans la constitution de réseaux de communication informels et plus largement dans la formation d’une opinion publique qui alimente le mécontentement populaire à la veille de la Révolution.
De même, l’ouvrage historique de Darnton s’inscrit dans la lignée des recherches de Roger Chartier, professeur au collège de France, directeur d’études à l’EHESS et auteur des Origines culturelles de la Révolution Française, qui fait référence au livre de Daniel Mornet, Les origines intellectuelles de la Révolution Française. Dans son ouvrage, Chartier ne prétend pas établir les causes de la Révolution mais souligne seulement les pratiques et attitudes culturelles qui l’ont engendrée partiellement. Si le mécontentement populaire envers les autorités politiques et religieuses et les protestations s’accroissent sous le règne de Louis XV, et qu’ils se regroupent en une même « voix publique », c’est par un long processus d’évolution culturelle liée au développement de la diffusion du livre et de l’alphabétisation, à la formation de réseaux de communication informels, à une laïcisation progressive et une désacralisation des pouvoirs monarchiques et religieux que Chartier présente comme un héritage du Siècle des Lumières[4]. En affirmant l’apparition d’une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie, qui a su diffuser sa pensée philosophique et intellectuelle et la rendre réceptive pour le peuple, Chartier fait référence à Jürgen Habermas et son concept d’« espace public », lieu symbolique où se forme l’opinion publique, issue de l’usage public de la raison et du débat politique[5].
Darnton mentionne lui aussi les concepts de Habermas, notamment celui de l’opinion publique compris « sociologiquement comme une rationalité qui opère par le processus de la communication » (p20). Il s’accorde donc avec l’explication habermassienne, reprise par Chartier, sur l’émergence d’une opinion publique largement favorisée au XVIIIème siècle par tout un réseau complexe de communication fondé sur des modes de diffusion d’opinions divers, allant de la transmission orale ou écrite de poèmes séditieux à la pratique de lecture d’ouvrages interdits par les autorités. Cependant l’historien américain se détache de la définition de l’espace public, qui serait apparu selon Habermas, dans la sphère bourgeoise grandissante du XVIIIème siècle comme instrument politique visant à mettre fin à la domination de l’Etat absolutiste. Selon lui, l’opinion ou la « voix publique » qui émerge à la veille de la Révolution Française, ne vient pas seulement des milieux bourgeois et philosophes, mais se diffuse largement, déjà sous le règne de Louis XV, dans les sphères plus populaires : « ce n’était pas une abstraction imaginée par les philosophes ; c’était une force qui montait des rues, une force qui était déjà manifeste à l’époque des Quatorze ». Ainsi, dans « l’Affaire des Quatorze », bien que les poèmes sont créés et diffusés en premier lieu au sein de milieux d’étudiants et d’intellectuels religieux comme les clercs, ils sont rapidement réappropriés par les couches populaires intégrées aux réseaux informels. L’ouvrage de Darnton apporte donc une nouvelle approche dans la réflexion de l’espace public en privilégiant une définition plus empirique, et moins théorique et philosophique, de la « voix publique » : les couches populaires sont aussi des acteurs de l’opinion publique et représentent une force politique en lutte contre le pouvoir, force qu’ils expriment par des textes séditieux circulant dans l’espace public, par exemple (p136).
Toutefois, cette approche a ses limites puisqu’elle ne prend en compte qu’un des éléments constitutifs de l’opinion publique à l’époque, en se restreignant à l’exemple de « l’Affaire des Quatorze ». La transmission de chansons ou de poèmes séditieux dans l’ensemble de la société parisienne n’est qu’un élément parmi d’autres ayant alimenté le mécontentement diffus des populations envers les autorités et ayant permis la formation d’une opinion publique à partir de ces protestations communes. En soulignant l’importance des chansonniers, l’ouvrage de Darnton atténue le rôle du long processus de désacralisation des autorités monarchiques et religieuses et de libéralisation politique porté par la pensée des Lumières. De même le poids des événements factuels reste trop nuancé par rapport à la grande importance que l’auteur accorde aux réseaux de chansonniers : en effet la mauvaise gestion de l’Etat par le roi lui-même alimente aussi beaucoup les protestations qui finissent par constituer une même « voix publique » (p49).
De plus, c’est en essayant de dépasser les concepts jugés purement philosophiques de Habermas que l’auteur donne trop peu d’importance au caractère politique de l’opinion publique mécontente de l’époque : cette opinion est aussi portée par une lutte politique menée par les cercles politisés, certes minoritaires, d’intellectuels et de philosophes se revendiquant des Lumières. En effet, bien que le nombre de personnes sachant lire et écrire ait augmenté dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, notamment grâce à l’ouverture progressive d’écoles primaires dans les villages, le taux d’alphabétisation reste faible, et plus de la moitié des hommes et des femmes ne savent ni lire ni écrire[6]. Donc même si le mécontentement se généralise au sein de la société et que le peuple partage ses protestations dans des réseaux informels de communication, l’opinion commune, à l’origine de cette « opinion publique », se forme au préalable dans des milieux restreints et politisés, puis se diffuse dans un second temps aux autres sphères de la société.
Enfin, selon l’historien américain, il n’existe pas encore, sous le règne de Louis XV, de mentalité révolutionnaire, mais seulement un sentiment de mécontentement envers des faits bien précis et non le pouvoir monarchique en lui-même : l’indignation des Parisiens ne peut donc être considérée comme annonciatrice de la Révolution de 1789 (p141). En effet, si le mécontentement général ne s’est pas encore transformé en action révolutionnaire, c’est en partie parce que les revendications politiques des notables qui se font entendre aux Parlements dès 1750 sont muselées par le souverain et ne peuvent donc pas encore se joindre aux revendications du peuple, permettant alors l’apparition d’un sentiment national fort. Pourtant, c’est sous Louis XV que les nouveaux systèmes de communication se fortifient, en généralisant le sentiment de mécontentement et en faisant émerger « une conscience commune d’implication dans les affaires publiques » (p142).
Laurène Becquart, membre Et Alii
Robert Darnton, L'Affaire des Quatorze. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au XVIIIe siècle, Éditions Gallimard, 2014, 218 p.
[1] FARGE Arlette, Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle, Paris, Bayard, 2009, 312pp
[2] Il est possible d’entendre ces chansons en libre accès sur le site www.hup.harvard.edu/features/darpoe
[3] BAKER Keith Michael, Au tribunal de l’opinion. Essais sur l’imaginaire politique au XVIIIème siècle, Paris, Payot, 1993, 319pp
[4] CHARTIER Roger, Les origines culturelles de la Révolution Française, Paris, Editions du Seuil, 1990, 244pp
[5] HABERMAS Jürgen, L’Espace public, Paris, Payot, 1978, 328pp
[6] Abbé ALLAIN Enerst, L’instruction primaire en France avant la Révolution, Paris, Librairie de la Société bibliographique, 1881