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Recension critique

 

Byung-Chul Han, Le désir: ou l’enfer de l’identique, Paris : Autrement, 2004, 125p

 

Par Corentin Bultez, membre  Et Alii

 

 

Dans ce petit ouvrage, vif et incisif, Byung-Chul Han dépeint une société dans laquelle l’Autre a disparu, dans laquelle le capitalisme et la marchandisation qui lui est attachée a transformé le désir en une pathologie narcissique, en écho de soi.

 

 

 

 Byung-Chul Han est un philosophe et professeur à l’université des Arts de Berlin au parcours atypique, il a d’abord étudié la métallurgie en Corée du Sud, son pays natal avant d’émigrer en Allemagne dans les années 1980 pour étudier la philosophie, la théologie et la littérature allemande. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages en langue allemande dont cinq ont à ce jour été traduits ou sont en cours de traduction en français, ils portent essentiellement sur les effets culturels et sociaux du néolibéralisme et du développement de la transparence comme norme.

 

Cet essai, préfacé dans son édition française par Alain Badiou, aussi court que percutant, construit à la manière d’un pamphlet, nous offre une lecture acérée de l’être désirant dans nos sociétés contemporaines. La première partie du livre est une analyse de la société contemporaine qui vise à montrer les différentes injonctions sociales et leurs conséquences, qui pèsent sur l’individu moderne et son désir. En effet, Han commence par battre en brèche le propos de certains, dont la sociologue Eva Illouz[1] selon lequel le désir aurait disparu à cause de l’extension de la technologie de choix auquel nous avons accès. Pour l’auteur, le diagnostic est plus radical, il n’y a pas seulement un dépérissement de l’amour mais une extinction de l’autre par la narcissisation de soi. L’Eros ne peut exister que dans l’autre, que dans l’apparition de l’autre dans une forme négative et transcendante, qui se dérobe au langage même. Or notre époque ne tolère pas l’expérience de l’atopie de l’autre, il se produit au contraire un enfer de l’identique, une comparaison permanente qui ne produit qu’égalisation. La société de consommation ne conçoit pas l’hétéronomie, elle ramène tous les objets à des différences consommables. Tout se passe comme si l’on devait tout ramener à une échelle de comparaison universelle standardisée et qui réduirait toute chose au statut d’objet.

 

Cependant, il ne faudrait pas confondre ce narcissisme exacerbé avec un excès d’amour-propre car à la différence du premier, l’amour-propre n’est qu’une démarcation négative à l’égard de l’autre quand le narcissisme n’est lui plus conscient de cette frontière entre le moi et l’autre, le monde n’est alors plus qu’une esquisse de lui-même. D’ailleurs, Han considère la dépression, nouvelle pathologie récurrente de nos sociétés comme une pathologie narcissique. Le sujet dépressif est un sujet précipité en lui-même, noyé et épuisé de toujours chercher la performance et de ne considérer l’autre que comme miroir narcissique. Le sujet dépressif est incapable de renouer avec les limites de son moi, incapable de renouer avec l’Eros surgissant. C’est ainsi qu’Han illustre la dépression de Justine, le personnage de Mélancholia de Lars von Trier, celle-ci finit par quitter sa dépression lorsqu’elle est confrontée au tout autre, à la planète Mélancholia qui lui procure l’extase et la quiétude.

 

Or paradoxalement, la société de performance dans laquelle nous nous trouvons ne permet pas davantage. Bien au contraire il existe une structure de violence et de contrainte inhérente au discours néolibéral, c’est pourquoi Han intitule ironiquement son chapitre « pouvoir ne pas pouvoir ». Reprenant Foucault[2] en le critiquant, Han montre que le passage d’une société disciplinaire à une société de la performance, le remplacement du devoir par le pouvoir, la conversion du sujet obéissant en sujet entrepreneur de lui-même ne permet en rien de penser les conditions d’une liberté civique. A l’inverse, être libre d’avoir la liberté est un non-sens, la seule différence et elle n’est pas sans importance, c’est que l’exploité et l’exploitant ne font plus qu’un, que le sujet est soumis à lui-même, à une contrainte autogérée et intériosée qui n’est pas moins forte mais au contraire bien plus pesante et violente. En effet, le sujet asservi à lui-même ne peut opposer de résistance à lui-même, il est soumis à ses propres projets qu’il doit concevoir et dont il doit endosser la responsabilité en cas d’échec, il est coupable de ses échecs car seul responsable et jamais gratifié de ses réussites. Le capitalisme par la production de cette forme contemporaine d’aliénation, le « Tu peux », ne cesse de produire de la dette, le sujet moderne est pris dans une logique mortifère qui l’oblige à faire toujours davantage et à ne jamais pouvoir espérer d’expiation en retour, il est ainsi prédisposé à la dépression, une forme d’insolvabilité psychique.

 

Face à cette « dialectique du désastre » qui étymologiquement n’est autre que la disparition des astres, des autres, l’auteur propose d’aller contre la tendance caractéristique du capitalisme qui fait qu’il faut posséder, saisir, et connaitre en allant vers l’Eros, en réintroduisant la négativité de l’altérité. L’Eros comme insaisissable est la condition d’apparition de l’autre, « C’est seulement à travers le ne-pas-pouvoir-pouvoir que transparait l’autre ». Or, l’excès de positivité contemporain transforme tout en jouissance et en consommation à tel point que le présent est optimisé et répétable comme temporalité du même, comme temps de l’identique, qui ne permet plus aucune surprise ni aucun mystère. L’auteur va même jusqu’à affirmer que les pratiques sadomasochistes du film Cinquante nuances de Grey sont marquées par leur limitation et leur codification sur ce qui est possible et ne l’est pas. Pour lui, seul l’apparition de l’Eros comme visage qui donne et dérobe autrui, comme rapport asymétrique à l’autre peut permettre d’éviter la consommation permanente qui en produisant une insatisfaction permanente réduit le soi à une valeur d’exposition, à sa performance isolante. Finalement, c’est une réflexion sur le temps et l’instantanéité que Han souhaite mener à travers sa critique de la positivité.

 

La perspective hégélienne adoptée dans le troisième chapitre vise à montrer que la vivacité de l’esprit et du désir se doit à sa faculté de mourir, à sa profonde négativité qui est la condition sine qua non de sa signification et de sa réalisation. C’est précisément parce que le capitalisme a absolutisé et fétichisé la consommation, la jouissance, la vie nue et la santé en réaction à la crainte de la mort qu’il a détruit la recherche de la vie bonne au détriment de la survie et de la conservation. Ainsi, dans ce cas de figure, le désir ne peut être authentique, il ne peut être que la recherche du même, de l’identique. Dans un monde sans esprit, où tout est consommable, l’amour n’est plus qu’une recherche dans l’autre de la confirmation de soi-même, l’amour est domestiqué en une formule sans folie ni excès, dans un calcul hédoniste.

 

A cette fin de l’amour comme conclusion absolue par l’acceptation de la mort et du renoncement à soi répond l’avènement de la société porno. Si Han s’en prend à la pornographie ce n’est pas au nom de velléités moralisatrices qui verraient dans la pornographie un excès de sexe stéréotypé mais davantage car elle représente une obscénité sans sexe, vidée de toute sexualité. Il est d’ailleurs bien plus efficace que la morale et la répression quand il s’agit de mettre fin à la sexualité. Le porno par son jeu d’exposition permanente est symptomatique de la profanisation du monde, il s’agit de la vie nue exposée et même surexposée. Or c’est précisément le capitalisme par son exposition systématique de toute chose comme une marchandise qui renforce cette pornographisation du monde, qui désacralise et déritualise tout processus érotique caractérisé lui par l’expressivité du visage humain qui lui est inhérente. En ce sens, Han s’oppose à Agamben[3] pour qui chaque chose exposée dans l’isolement conserve une dimension religieuse et se trouve être le fruit du processus de sécularisation, comme le musée rappelle le temple. Or Han montre bien qu’Agamben est incapable de voir que l’exposition des choses anéantit leur valeur de culte au profit de leur valeur d’exposition, c’est le cas dans la pornographie qui est une nudité sans mystère, sans expressivité, réduite à sa capacité d’être exposée.

 

Dans ce contexte de pornographisation du monde, l’idée du fantasme parait difficilement conciliable et imaginable. Cependant c’est précisément dans le fantasme qu’on peut s’ouvrir à l’Eros et au désir. D’où nous vient alors cette difficulté à fantasmer, quelles sont les obstacles au fantasme ? Han encore une fois est en désaccord avec Illouz[4] qui justifie cette incapacité à fantasmer par la surcharge d’informations disponibles qui conduit à rationaliser le désir et ainsi ne plus jamais trouver son compte face à des attentes qui sont de plus en plus élevées. A l’inverse, le manque d’information disponible dans les sociétés prémodernes conduisait selon elle à idéaliser et à attribuer une valeur supplémentaire au partenaire, ce qui était en fin de compte propice au fantasme. Pour Han, la question du manque ou du surplus d’information n’est pas suffisante, l’information représente une positivité qui empêche la construction de l’autre de se réaliser. Nous ne pouvons donc retrouver l’autre dans la société numérique dans laquelle nous sommes immergés car : « L’information est en tant que telle une positivité qui débouche sur la suppression de la négativité de l’autre ». Plutôt que d’un désir rationnalisé, il faudrait parler d’une existence rationnalisée qui empêche ainsi de fantasmer, tout étant donné ex ante, l’autre ayant disparu, c’est ce que Han nomme l’Agonie de l’Eros, du titre original de son essai. L’exhibition économique est nivellement, lissage, fin des aspérités et des mystères. L’argent « nivelle les différences essentielles ».

 

Par ailleurs, les conséquences de cette agonie de l’Eros ne sont pas seulement esthétiques ou en lien avec une certaine phénoménologie de l’amour, Han nous interpelle dans la dernière partie de son essai sur les conséquences politiques de cette disparition de l’autre. Reprenant l’expression de Badiou[5], la politique est selon lui « Une scène de Deux », la politique comme l’amour est une renaissance au monde du point de vue de l’autre, elle suppose d’admettre l’Eros dans la négativité de sa métamorphose, dans sa rupture, il n’y a pas de déjà acquis, de déjà compris, de déjà soi en politique. « L’Eros se manifeste comme désir révolutionnaire de formes de vie et de société entièrement différente. »Or dans le monde actuel, le narcissisme a converti la politique en un simple travail, il se produit une dépolitisation généralisée, l’Eros dénué du thymos platonicien est dans un état de mort prématurée, il parait dès lors inconcevable qu’un projet de rupture et de transformation capable d’engendrer un nous soit à même d’émerger. La politique n’est alors plus qu’une scène de l’un, un rapport au monde de soi à soi, éloigné de la négativité de l’autre.

 

En outre, le logos lieu-dit du politique par son pouvoir de séduction et sa capacité à rendre indissociable pensée et désir est lui aussi dans un piteux état face à l’esprit comptable et rationaliste de notre temps qui ne fait qu’empêcher toute pensée d’émerger. En effet, la pensée est ce qui doit être capable de saisir l’autre dans son altérité radicale, sans négativité, la pensée n’est plus qu’un miroir qui reflète l’identique et ne permet pas de penser la causalité, la théorie. C’est précisément le principal danger de nos sociétés positives de l’information. Dans celles-ci, on ne découvre plus, on prend connaissance, on n’établit plus de causalité mais des corrélations. La masse d’informations disponibles ne nous permet que de réaliser des comparaisons directes, des calculs plutôt que de réelles théories, c’est ce que Han appelle la mort de la théorie. Dans une société de l’information déformante tout n’est qu’additivité, au silence de la pensée répond le vacarme de l’information positive.

 

Dans son essai vif et percutant, Byung-Chul Han ne manque pas de nous montrer les dangers d’un narcissisme exacerbé, il semble cependant parfois plus animé par certains traits saillants du phénomène qu’il peine par la suite à réellement démontrer et argumenter. De cet ouvrage stimulant, on retiendra tout de même des analyses qui ne manquent pas de justesse et qui nous donnent à penser l’autre dans sa négativité, acception dont la portée est souvent sous-estimée. On peut néanmoins interroger l’auteur sur le caractère éventuellement transitoire de la négativité de l’autre, comme passage obligé de deux oublis combinés avant un réel partagé et réellement donné en commun.

 

[1] Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, Paris, Seuil, 2012

[2] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 298-299

[3] Giorgio Agamben, La profanation, Paris, Payot&Rivages, 2006, p. 96

[4] Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, Paris, Seuil, 2012

[5] Alain Badiou, Eloge de l’amour, entretien avec Nicolas Truong, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2009, p.

 

 

 

 

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