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Recension critique

Vivre de paysage ou l'impensé de la Raison

de François Jullien, Mars 2014

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Par Simon Chodorge, membre Et Alii, Décembre 2014

 

Extrait : "Car le paysage, comme l’intime, ne se distingue pas par une unité quelconque mais bien par la compossibilité des choses : de l’individu rationnel et de l’émotion, de la physicalité et du spirituel, et des montagnes avec les eaux."

Résumé : Dans la continuité de ses travaux sur une philosophie du vivre, François Jullien investit le sujet du paysage et élucide ce qui constitue en lui une ressource pour l’existence. Le paysage dont nous parle le sinologue dépasse ainsi l’intérêt esthétique pour devenir un lieu de tensions qui bouleverse les catégories de la pensée occidentale. Le philosophe nous invite ainsi à repenser notre rapport au monde et nos façons de l’habiter. 

 

              François Jullien trahit peut-être un sentiment d’urgence dans son travail, qu’on pourrait volontiers qualifier de plaidoyer contre les belvédères. N’y a-t-il pas dans ce livre la volonté de considérer le paysage pour ce qu’il est vraiment, avant de le voir disparaître dans l’uniformisation des territoires et le trouble jeté entre l’urbain et la nature par l’expansion des villes ? Mais l’inquiétude de l’auteur tient moins à cette décomposition du paysage qu’au risque de passer à côté et de ne pas puiser pleinement dedans. Quelle est donc la posture du philosophe dans ce paysage offert comme ressource ?

 

            Nous disons « offert » et nous regrettons déjà ce mot, car s’il y a bien dans le paysage une ressource, celle-ci est loin d’être donnée. François Jullien propose ainsi une lecture radicalement différente du paysage en ce qu’il n’est plus un spectacle gratuit qui s’appréhende d’un regard. Ce livre ne donne précisément pas à simplement voir le paysage car ce qui se joue en lui est bien plus grand qu’un simple jeu de perception. Comme le titre du livre nous l’indique, c’est véritablement une invitation à « vivre de paysage » qui est développée ici. Qu’est-ce qui fait alors paysage dans la pensée de François Jullien, ou plutôt : qu’est-ce qui se fait dans le paysage ?

 

            François Jullien entreprend ici, dans la continuité de son dernier ouvrage De l’intime[1], l’élaboration de ce qu’il nomme une philosophie du vivre. Titulaire de la chaire sur l'altérité créée à la Fondation Maison des sciences de l'homme, le sinologue se distingue par une œuvre abondante dont émanent une pensée du « dehors » et le décloisonnement du sujet occidental à partir de l’étude de la philosophie chinoise. Il confronte ainsi et fait se compléter pensée chinoise et pensée occidentale, en montrant que les concepts produits par notre rationalité sont loin d’être évidents ou effectifs. Le sujet, la connaissance ou encore l’ici deviennent des catégories incomplètes ou stériles dans la pensée du paysage, si bien d’ailleurs qu’elles ne sauraient à elles seules permettre la promotion du vivre. Si De l’intime consistait à montrer que l’intimité ne pouvait être réduite à l’intériorité du sujet mais au contraire se manifestait grâce à l’extériorité d’un autrui, il s’agit là encore de montrer que l’individu ne peut se limiter à lui-même. Il doit puiser dans le monde une force qui sera la possibilité de son bonheur. Cette philosophie du vivre est donc également le point de départ d’une nouvelle morale, « qui ne soit plus la morale de la prescription (du commandement et de l’obligation – qu’on ne veut plus), mais relève d’une qualification de l’expérience ou, dit plus amplement, d’une promotion de l’existence, donnant à sonder l’humain dans sa ressource. » (p. 12)

 

            Même si on ne peut pas vraiment attribuer à l’ouvrage un caractère « écologique », en ce que l’auteur se refuse à toute contemplation béate de la nature et à tout appel à sa sauvegarde, il nous semble intéressant de mettre cet ouvrage en perspective avec ce qu’on pourrait nommer la pensée environnementale. Cette pensée de l’environnement vient en effet, depuis quelques décennies, mettre au jour les conséquences physiques, chimiques ou biologiques du milieu naturel sur l’homme, en renversant le rapport de force habituellement établi.

 

            Alors que certains ouvrages[2] se sont déjà penchés sur les représentations artistiques du paysage, il nous semble que le travail de François Jullien est intéressant en ce qu’il dépasse la seule considération esthétique. François Jullien part de la langue chinoise pour caractériser le paysage. Il rappelle que paysage s’y dit « montagne(s)-eau(x) », car il y a toujours dans le langage chinois un jeu de contradiction dans les mots pour fabriquer une unité. Le philosophe montre que ce couple est le manifeste d’une tension et d’une corrélation entre les éléments du paysage : la stabilité de la montagne face à la fluidité de l’eau. Et tout le travail de définition du paysage de François Jullien consiste à reproduire ce jeu de tension à travers trois oppositions majeures de la pensée occidentale qui viennent à se brouiller dans le concept de paysage : tout d’abord le perceptif contre l’affectif, ensuite le physique contre le spirituel et enfin la connaissance contre la connivence.

 

            Le rapport de l’individu au paysage se révèle donc à la fois perceptif et affectif. C’est bien là peut-être le commencement logique de l’analyse du paysage, en ce que le brouillement de la frontière entre perceptif et affectif participe également de la fin de l’opposition entre le sujet et le monde. L’auteur montre à quel point la pensée occidentale a été incapable de développer une pensée du paysage dans la mesure où elle était encore délimitée par des critères de séparation du moi et de son milieu. La lutte contre l’obscurantisme, la volonté d’objectivité et le développement des sciences auraient ainsi contribué selon à l’auteur à cloisonner le sujet dans son intériorité, comme s’il n’était jamais lui aussi un objet sur lequel résonne le monde. « L’impensé de la raison » que nous retrouvons dans le sous-titre du livre, c’est bien le fait de passer outre le désir d’être un sujet rationnel objectif pour considérer également le monde comme sujet, ou plutôt comme source d’influence. Quand s’effondre le primat de la perception visuelle et la domination inconditionnelle du sujet sur le paysage, François Jullien montre qu’il n’a alors plus rien d’un spectacle ou que si c’en est un, l’individu est lui-même pris au jeu, la frontière entre l’homme et le monde s’estompant. La contemplation devient moins une fin que la possibilité d’être affecté par le paysage. Il s’agit bien ici de rapatrier le paysage dans l’intime, en ce qu’il nourrit la sensibilité et l’imagination. En dépit de son extériorité, le paysage va devenir pour le sujet une ressource personnelle, un moyen de promouvoir ses émotions et son existence.

 

            En second lieu, le paysage efface les catégories du physique et du spirituel. Certains philosophes[3], sur les terrains du géographe, ont déjà insisté sur le fait que le paysage n’est jamais simplement réductible à une réalité naturelle. Selon François Jullien, « l’esprit du paysage » se manifeste dans le prolongement de son aspect matériel. Le paysage n’est donc plus un lieu, ce n’est plus une expérience physique isolable mais un assemblage d’éléments par des critères indépendants de toute distance. Et c’est cet aspect du paysage qui appelle à vivre et qui fait du paysage une ressource. Puisqu’il est assemblage, le paysage invite le sujet à le compléter et à le prolonger dans son existence, à l’habiter finalement. Ici, ce n’est pas l’habitat du sujet dominant le monde qui est décrit par François Jullien : « Or pourquoi valoriser ce lointain qui commence, ou qu’est-ce qui s’ouvre alors, à titre du possible, du seul fait de quitter ? C’est que s’y dit un “délaissement du monde ordinaire”, un embarquement solitaire, qui, entamant un dégagement au sein du monde et retirant sa limite, rend ce monde inépuisable, désadhérant de lui-même ou désenlisé et, par suite, “indéfiniment savourable”, comme le dit le chinois – de même que “les mots ont une fin, mais que le sens n’en a pas”. » (p. 203) L’habitat qu’il décrit est le produit d’un dégagement du monde et de ses possibilités, dans le prolongement de l’esprit du paysage. Cet habitat, loin d’être la manifestation d’un besoin purement matériel, est donc l’expression de la volonté de découvrir le monde, de quitter le domaine du connu et d’aller puiser ailleurs ses ressources en émotions grâce à la singularité du paysage habité.

 

            La troisième et dernière opposition que fait oublier le paysage selon François Jullien est celle de la connaissance et de la connivence. Il décrit ainsi la connivence : « Savoir ombreux que celui-ci, qui reste intégré dans un milieu, ne s’extrait pas de son conditionnement, ne détache pas un “moi” du “monde”, reste dès lors en deçà de toute exposition – explication : il ne s’abstrait pas d’un “paysage”. » (p. 214) Ainsi donc l’influence du paysage sur le sujet, si elle est bien réelle, ne peut être tout à fait cernée ou isolée. Elle tient à une communication tacite entre le milieu et le sujet qui s’imprègne du paysage par l’émotion, si bien qu’il n’est plus extérieur à lui et en fait lui-même partie, tout en étant son architecte.

 

            Comme avec l’intime, François Jullien s’intéresse à un concept qui tient moins à l’essence des choses qu’à « l’entre » qui existe entre elles. Car le paysage, comme l’intime, ne se distingue pas par une unité quelconque mais bien par la compossibilité des choses : de l’individu rationnel et de l’émotion, de la physicalité et du spirituel, et des montagnes avec les eaux. Les interactions et les tensions ainsi générées par le paysage font qu’il se trame en lui le déroulement du monde entier. Le paysage, comme son étymologie laisserait le supposer, n’est donc pas la partie d’un pays ou son fragment, il s’impose au contraire comme un tout dans la mesure où même l’affection du sujet dans ce jeu de tensions fait paysage. Le paysage dessiné par l’auteur est plus émotionnel que tangible. S’il se manifeste physiquement, c’est seulement pour tracer des lignes de fuite et les lointains, comme source d’inspiration pour l’individu. On se demande finalement si le paysage suggéré par François Jullien, au lieu d’être une ressource pour l’existence, n’est pas cette vie même, dans son assemblage si composite et si singulier. 

 

            Car il nous semble aussi que François Jullien ne détermine pas clairement la façon dont l’individu fait du paysage une ressource du vivre. Et si l’individu peut habiter le paysage, on a du mal à voir comment il peut à la fois y évoluer à son gré et faire l’épreuve de l’inconnu : « Il y a autant de différence entre “traverser” et “se promener” qu’entre “regarder de loin” et “habiter”. C’est bien sûr que les premiers restent encore extérieurs, tandis que les paysages dans lesquels on se plaît à se promener ou à habiter sont devenus un milieu, de l’ambiant, prégnant, on y est dans son élément. » (p. 87) Si nous sommes bien d’accord pour dire qu’habiter un paysage permet d’en faire véritablement l’expérience, peut-on vraiment dire que s’y promener en restitue la totalité et la complexité ? Ne faudrait-il pas plutôt dire ici que ce sont les chemins de traverse qui permettent de sortir des sentiers connus de la promenade pour véritablement partir vers un ailleurs ?[4] Car il nous semble qu’on se promène comme on regarde de loin un paysage, en ne laissant pas tomber la frontière entre le spectacle extérieur et le moi. Et quand bien même traverser le paysage suppose une opposition avec habiter, cette tension n’est-elle pas elle-même ce qui permettrait de faire paysage ? Pouvoir partir à la recherche de l’inconnu « ici », même là où on a choisit d’habiter, c’est finalement faire preuve d’un véritable effort contre ce que François Jullien nomme « l’atonie du monde », et c’est pour cela que s’y promener nous paraît fade par rapport au reste des possibles suggérés par l’auteur : « Car vivre, ce n’est pas seulement alterner-échanger, comme le veut le métabolisme, mais c’est également, qu’on l’exprime de la façon qu’on veut, passer constamment dans de l’autre, se quitter et s’écarter de “soi”, tendre vers de l’au-delà et repousser plus loin la limite, à la fois déclore et devenir. » (p. 192)

 

              L’auteur ne rejette pas l’idée de paysages urbains ou qui ne soient pas assemblages d’éléments exclusivement naturels, mais il suggère que l’intensité de tels paysages est moins forte, la ressource y serait moins vive. Si le paysage s’affirme en effet comme ressource, c’est par sa pure extériorité, par tout ce qu’il représente de non-humain et que l’on ne retrouve pas dans les villes. C’est cette extériorité fondamentale qui nous fait apparaître, dans notre intériorité, la singularité de notre individualité. De fait on parle de constructions humaines mais représentent-elles vraiment selon nous de l’humanité ? L’homme se figure sans doute davantage d’humanité dans les paysages naturels que dans les paysages urbains car ces derniers ne répondent à aucun besoin vital. La construction humaine nous semble plus intruse que les montagnes ou les eaux qui remplissent leurs rôles dans l’écosystème. Ne pourrions-nous donc pas dire que les villes font paysage en tout ce qu’elles concentrent d’inhumain ? Une dernière objection qui pourrait être formulée contre ce livre est donc qu’il se penche exclusivement sur le bien-fondé du paysage. Si nous considérons que le paysage naturel peut-être une ressource influente, nous pourrions dire que les autres paysages et notamment les constructions humaines font paysage mais d’une toute autre manière, en réprimant l’épanouissement des individus et en les bornant à certains horizons. Peut-on vraiment limiter l’expérience du paysage à cette ressource positive sans en voir non pas son contraire mais bien ce qui constituerait son revers, dans toutes les techniques de la vie quotidienne élaborées dans les modes de vie urbains ?

 

 

François Jullien, Vivre de paysage ou l’impensé de la raison, Paris, Gallimard, Bibliothèque des idées, 2014, 272 p.

 

[1] François Jullien, De l’intime – Loin du bruyant Amour, Grasset, Paris, 2013.

[2] Michel Collot, La Pensée-paysage, Actes Sud/ENSP, Arles, 2011.

[3] Alain Roger, Court traité du paysage, Gallimard, Paris, 1997.

[4] L’intérêt des philosophes pour la marche suggère d’ailleurs qu’il y aurait sans doute ici aussi une ressource de vie, comme le montre le travail de Frédéric Gros, Marcher, une philosophie (Carnet Nord, Paris, 2009).

 

 

Simon Chodorge, membre Et Alii

 

 

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