Dis-moi comment tu penses la monnaie et je te dirai comment tu penses l'économie
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Ce papier présente l’intervention du Professeur Massimo Amato, Historien de l’économie à l’Université Bocconi de Milan, à propos de son ouvrage : L’énigme de la monnaie, Les Éditions du Cerf, 2015.
Intervention délivrée le 24 Novembre 2015 à l’Institut d’Etudes Politique de Lille devant les étudiants du Master Philosophie Politique et Economie
Papier rédigé par Burel Ivan, Moustard Amandine, Wolfart Veit
Le projet de l’ouvrage L’énigme de la monnaie du Professeur Massimo Amato est né du fait d’une insuffisance de la pensée occidentale : l’incapacité à penser la nature de la monnaie. Certes, les économistes ont avancé des définitions de la monnaie mais cela sans en poser la nature, que ce soit par ailleurs chez les économistes orthodoxes ou plus hétérodoxes comme Marx. Par conséquent, le professeur Amato tente d’apporter une réponse à ce questionnement à l’appui de la philosophie. Selon le professeur, il existe donc une ‘insuffisance de la pensée occidentale vis-à-vis de la monnaie’, or, ‘si vous me dites comment penser la monnaie, je peux vous dire comment vous pensez l’économie’. La pensée considérée comme ‘mainstream’ voit la monnaie comme neutre, l’équilibre peut être atteint sans faire appel à la monnaie, quant aux Marxistes, la monnaie représente pour eux le symbole de la dimension capitaliste et doit par conséquent être abolie dans une société communiste.
En effet, la pensée de la monnaie précède la pensée de l’économie en tant que science qui se développe à partir de la fin du XVIIIème siècle avec Smith et Ricardo. Crésus, le fameux roi de Lydie à la fortune mythique tirée de son fleuve ‘pactole’ est cité dès les écrits d’Hérodote, plusieurs siècles avant notre ère.
Un questionnement majeur d’Amato est centré sur l’interrogation suivante : la monnaie doit-elle être considérée comme une marchandise ou non ? Que nous-dit à ce propos la tradition monétaire, d’Aristote à Smith ? Non, la monnaie n’est pas une marchandise. Toutefois, le tournant est amorcé par Ricardo qui affirme le contraire. Amato parle d’ailleurs à ce sujet d’un ‘anathème ricardien’, d’une forme de discours qui tient sur le point de la monnaie plus du dogme que de la réflexion critique. En effet, selon Ricardo il n’est plus nécessaire d’écrire de nouveau concernant la monnaie, tout le monde étant supposé savoir que la monnaie est une marchandise avec une valeur propre, qui se définit sur le marché. De même, John Stuart Mill n’y voit qu’une « machine pour faire plus vite et plus commodément ce qu’on pourrait aussi faire sans elle »[2]
Or, nous dit Amato, la monnaie ne peut devenir marchandise qu’en passant à côté de son objectif, qui est de circuler dans l’espace de l’échange qu’elle délimite. Lorsque la monnaie devient elle-même l’objet de désir principal dans une économie, comme c’est le cas sur les marchés financiers contemporains, ceci entraîne la thésaurisation, les pièges à liquidités et ainsi les crises financières ; d’où l’importance de s’interroger sur ce qu’est la monnaie véritablement : une institution. En se référant à John Maynard Keynes, Amato revisite les trois fonctions généralement attribuées à la monnaie, à savoir celles de moyen d’échange (1), d’unité de compte (2) et de réserve de la valeur (3). La thèse d’Amato est que les premières fonctions ne peuvent pas être remplies par une seule monnaie, sans que cette monnaie ne devienne automatiquement une réserve de valeur et ainsi une marchandise. Si l’on s’en réfère aux écrits de Say
« il est bon de remarquer qu’un produit terminé offre, dès cet instant, un débouché à d’autres produits pour tout le montant de sa valeur. En effet, lorsque le dernier producteur a terminé un produit, son plus grand désir est de le vendre, pour que la valeur de ce produit ne chôme pas entre ses mains. Mais il n’est pas moins empressé de se défaire de l’argent que lui procure sa vente, pour que la valeur de l’argent ne chôme pas non plus. Or, on ne peut se défaire de son argent qu’en demandant à acheter un produit quelconque. On voit donc que le fait seul de la formation d’un produit ouvre, dès l’instant même, un débouché à d’autres produits ».[3]
Amato en arrive donc à se demander si Say a raison, si on est aussi pressé de se défaire de la monnaie.
Comme Amato le constate, ce n’était qu’à partir du dix-huitième siècle qu’on a utilisé en Europe des monnaies qui servaient à la fois pour calculer la valeur des marchandises et pour circuler dans l’économie nationale. Pour illustrer ce problème, Amato rappelle l’exemple que Keynes avance dans son Treatise on Money :
"The difference is like that between the King of England (whoever he may be) and King George. A contract to pay ten years hence a weight of gold equal to the weight of the King of England is not the same thing as a contract to pay a weight of gold equal to the weight of the individual who is now King George ".[4]
Le premier contrat qui oblige au paiement du poids du Roi d’Angleterre en or fait la distinction entre l’unité de compte (le poids du roi) et ce qui correspond à cette unité, à savoir une certaine quantité d’or, dont le montant va être déterminé au moment du paiement. Par contre, le deuxième contrat garanti le paiement d’une quantité d’or spécifique et sert à celui qui en détient le certificat comme réserve de valeur. Pareillement, une monnaie qui peut être retirée de la circulation marchande sans perte n’incite plus à la dépense. En conséquence, la loi de Say ne vaut plus et l’équilibre économique n’est pas atteint, ce qui mène Amato à promouvoir un système monétaire qui sanctionne la thésaurisation. Dans une analyse inspirée par la phénoménologie de Heidegger, il définit la monnaie comme ce rien qui rend possible l’échange, justement parce qu’elle-même n’est pas un étant qui peut être désiré. Ainsi, elle n’est qu’un outil qui doit disparaître à la fin de la circulation, une idée qu’Amato retrouve chez Keynes :
« Les hommes semblent avoir de la peine à comprendre que la monnaie est un simple intermédiaire sans aucune signification intrinsèque, et qui passe de main en main, est reçu et distribué, et disparait enfin du total de la richesse d’une nation aussitôt sa fonction remplie » [5]
Amato souligne bien les similarités entre cette phrase, et plus particulièrement la nécessité pour une monnaie de disparaitre et une citation des Politiques d’Aristote : ‘une monnaie qui ne disparait est une monnaie qui fait mourir’. Aristote évoque le mythe de Midas, un des mythes fondateurs de l’économie ancienne et un symbole de la nature fatale du désir de la monnaie, ici symbolisée par ce roi au toucher aurifère qui en vient à être perdu du fait de son nouveau pouvoir divin. Une intuition semblable se trouve dans la métaphysique de mœurs de Kant, qui évoque l’idée d’une monnaie qui ne remplit sa fonction qu’à travers sa dépense :
« L’argent est proprement cette chose dont l’usage est possible seulement à travers sa cession ». [6]
Si nous voulions une illustration de la nature profonde de la monnaie, laissons le Professeur Amato nous guider à la cathédrale de Bergame et admirons avec lui les fresques de l’édifice. Sur l’une d’elles un angelot tient une balance en équilibre tout en ayant les pieds dans chacun des poids de la machine. Comme l’ange, la monnaie est légère et elle repose sur un équilibre de contrepoids certes de nature miraculeuse mais néanmoins possible: ‘La monnaie disparait car elle fait bien son travail’.
Pourtant, Amato ne s’arrête pas à la théorie, mais il nous invite à repenser les défis monétaires contemporains à partir d’une réflexion philosophique. Au lieu de revendiquer un changement de monnaie, par exemple à travers un retour aux monnaies nationales en Europe (et ainsi aux ‘suicides’ collectifs tous les soixante ans qui résulteraient des guerres monétaires), Amato propose un changement des principes de nos monnaies. Pour dépasser les instabilités créées par les marchés financiers, il présente l’idée d’une chambre de compensation à l’échelle européenne, fondée sur le modèle d’une ‘Clearing Union’ présenté par Keynes en 1944 à Bretton Woods. Dans cette banque internationale, chaque pays dispose d’un compte sur lequel sont déposées ses dettes et créances à l’ensemble de la communauté internationale. Une unité de compte, le bancor, sert à enregistrer les positions de dettes et de créances créées suite aux échanges. Considérons la situation où un pays a gagné à l’échange et dispose de 100 unités de compte, il lui sera alors attribué un taux d’intérêt négatif. Tant qu’il ne ré-échange pas, il perdra de l’argent. Ce système stimule les échanges tout en annihilant le phénomène de thésaurisation tant craint par Keynes.
En même temps, il loue les bienfaits de monnaies régionales du même type, ce qui est d’autant plus intéressant qu’il s’engage aussi en pratique pour les réformes monétaires au niveau local. D’une part, l’interaction de ces deux approches permettrait à réduire le champ d’action des gouvernements nationaux avec leurs intérêts opposés. D’autre part, elle relancerait les économies européennes en stimulant la circulation et en réduisant les coûts financiers pour les entreprises. Dans une situation où l’argent ne crée pas l’argent, nous n’avons pas besoin de la croissance.
En fin de compte, l’intervention de Massimo Amato n’offre pas seulement une perspective originelle axée sur la résolution de la crise de l’Euro ; elle est aussi un appel à l’ouverture d’esprit face aux contraintes idéologiques et disciplinaires dans le monde intellectuel.
[1]Massimo Amato (2015): L’énigme de la monnaie, Les Èditions du Cerf, Paris, p.15
[2]John Stuart Mill, cité d’après Massimo Amato (2015), op. cit., p.17
[3] Jean-Baptiste Say (1803) Traité d’économie politique, 6ème édition, Livre I, Chapitre XV Des Débouchés.
[4]John Maynard Keynes (2011): A Treatise On Money, Martin Publishing, Mansfield Centre, New York, p.8.
[5] John Maynard Keynes (1923): Les objectifs possibles de la politique monétaire, in : John Maynard Keynes (2009) : Sur la monnaie et l’économie, Éditions Payot et Rivages, Paris, p.116.
[6] Emmanuel Kant, cité d’après Massimo Amato (2015), op. cit., p.98.
Bibliographie
Aristote, Les Politiques
Massimo Amato (2015): L’énigme de la monnaie, Les Èditions du Cerf, Paris.
John Maynard Keynes (2011): A Treatise On Money, Martin Publishing, Mansfield Centre, New York
John Maynard Keynes (1923): Les objectifs possibles de la politique monétaire, in : John Maynard Keynes (2009) : Sur la monnaie et l’économie, Éditions Payot et Rivages, Paris.
Jean-Baptiste Say (1803) Traité d’économie politique, 6ème édition
John Stuart Mill,(1948) Principles of Political Economy with Some of Their Applications to Social Philosophy, septième édition, Longmans, Green and co., Londres 1909