Recension critique
La démocratie est un art martial
de Christophe Beney, Octobre 2014
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Par Yannick Gebhard, membre Et Alii, Décembre 2014
"Devenez vous-mêmes", tel est le slogan de l'armée française. Devenir soldat permettrait donc de se réaliser pleinement en tant qu'individu. Dès lors, serions-nous de petits soldats, inconsciemment conditionnés par et pour l'Etat, n'attendant que de se découvrir ? C'est ce que Christophe Beney entend analyser grâce au cinéma dans son essai publié aux PUF en 2014.
En 2013 commençait la diffusion de la série House of Cards dans laquelle Kevin Spacey joue le rôle d’un whip démocrate cynique et carriériste. En nous plongeant au coeur de Washington, dans l’univers des politiques publiques, des interactions entre les différents acteurs institutionnels et des conflits d’égo, cette série délivre une certaine représentation du fonctionnement du système politique américain. Si le politique est souvent mis en scène dans les films et les séries, il y a encore relativement peu d’ouvrages scientifiques qui étudient cet objet à la légitimité encore mal assurée. La démocratie est un art martial, premier livre de Christophe Beney, répond en partie à ce déficit. Journaliste de formation et ancien collaborateur des Cahiers du Cinéma, il est aussi docteur en cinéma depuis 2010 et enseignant-chercheur dans la même discipline. Dans ce livre, Christophe Beney étudie cinématographiquement films et séries. En même temps qu’il analyse le contenu de l’oeuvre, la forme trouve aussi sa place dans son ouvrage. Contre-plongée, plan-séquence, et autre smash cut ont ici leur mot à dire dans la démonstration de l’auteur. On assiste donc au fil des chapitres à un festival de films et séries, aussi divers que variés, qui selon la thèse de l’auteur nous démontrent que « la démocratie est un art martial ». Il faut ici comprendre « art martial » comme une mise en scène militaire. Grâce aux films mobilisés, l’auteur démontre que nous, citoyens de démocraties occidentales, sommes en fait des soldats formatés et mobilisables à tout moment au service de la démocratie.
Christophe Beney explore les différents conditionnements auxquels est soumis le citoyen. Par ce terme, l’auteur entend les mécanismes par lesquels les individus sont susceptibles d’être manipulés et mis au service d’une cause qui n’est pas forcément la leur. Selon Giorgio Agamben, dont les travaux sont ici sollicités, « la déclaration de l’état d’exception est progressivement remplacée par une généralisation sans précédent du paradigme de la sécurité comme technique normale de gouvernement »[1]. Est mis en cause « un conditionnement sécuritaire commun, forcément autodestructeur à terme » (p.29) alimenté par les menaces aussi bien externes (guerres) qu’internes (terrorisme, fusillades dans les écoles) aux démocraties. Le baromètre de ces menaces est, dans le cas français, le plan Vigipirate, véritable « météo des attentats »[2] signalant le niveau d’alerte grâce à un code couleur. Ce genre de dispositif d’évaluation des risques terroristes est réglé par l’Etat : « c’est donc l’Etat qui dit à ses citoyens quand et comment il faut avoir peur » (p.42). C’est sur cette idée de menace permanente qu’a été construit le film Le Village. Il raconte l’histoire d’une communauté volontairement repliée sur elle-même afin de se protéger de créatures vivant dans les bois. Cependant, celles-ci sont en fait l’invention des fondateurs du village afin d’instiller constamment la peur et par là, de souder leur groupe. « L’impossibilité imposée d’identifier la menace frappe d’inanité toute éventualité de dépasser la peur par la connaissance, et toute maîtrise de l’inconnu par un effort de raison. Il s’agit d’une peur pure, car sans objet, obtenue grâce à la sécurisation totale et extrême de l’espace public, à son étanchéité maîtrisée » (p.44). En répondant à une menace supposée et invisible, mais de manière permanente, les dispositifs du type Vigipirate « [rendent] omniprésente la menace en question » (p.45), au point de rendre les citoyens « accro[s] à la peur » (p.48). Le conditionnement est également économique, opéré par le système économique, et transforme les citoyens en consommateurs qui ne seraient plus qu’intéressés par l’acquisition de plus en plus de biens : selon l’auteur, le consommateur deviendrait semblable à un zombie.
Du fait de ces dérives sécuritaires, les citoyens sont poussés à certains comportements, notamment à faire le sacrifice de soi, tel le soldat donnant sa vie pour la patrie. L’auteur mobilise ici la thèse girardienne du « bouc émissaire », individu permettant à la société d’oublier tous ses conflits internes en se ressoudant contre celui-ci. Les premiers plans de Réactions en chaîne, le lynchage dans la culture américaine et le film La cabane dans les bois, tous mettent en scène un individu, ou un groupe, servant de soupape permettant à la société d’évacuer ses tensions afin d’éviter l’implosion. Christophe Beney montre que « l’individu sait d’instinct quand il doit servir de fusible au groupe, comme un soldat sait se sacrifier pour le bien commun » (p. 20). Est ainsi abordé le coeur de son argumentaire : l’individu comme soldat embrigadé par la démocratie. En d’autres termes, « à partir du moment où elle est dérangée, l’araignée de la communauté doit manger un insecte, peu importe lequel » (p. 23). On ne peut s’empêcher de penser à Battle Royale[3] et à Hunger Games[4], livres, puis films, narrant l’utilisation de certains individus comme victimes à sacrifier à un Minotaure métaphorique, c'est-à-dire à la société dans laquelle ils vivent. Il est question dans ces livres de régimes totalitaires utilisant un jeu télévisé dans lequel des adolescents doivent s’entre tuer. S’il est question de démocratie chez Christophe Beney, l’idée sous-jacente reste la même. La société se soude et évacue ses tensions internes par l’intermédiaire d’individus appelés à faire le sacrifice de soi. L’individu est incité à faire le don de soi dans une optique utilitariste, afin que l’intégrité du groupe soit préservée. La thèse implicitement reprise ici est celle de Kantorowicz[5], où l’Etat remplace l’Eglise et dispose du droit de vie et de mort sur ses citoyens, notamment en les obligeant à combattre pour lui. Christophe Beney montre aussi que le citoyen peut se transformer, ou être transformé, afin de protéger lui-même son groupe d’appartenance.
Effectivement, l’auteur révèle que certains films présentent en fait le citoyen comme une figure double. Dans la vie de tous les jours, il est un individu lambda, remplissant ses devoirs de conjoint (Kyle MacLachlan dans Réactions en chaîne), ou de père (Ray Milland dans Panique année zéro). Cependant, quand survient un événement perturbateur, panne électrique générale ou attaque nucléaire, les individus se transforment en guerriers, capables de tout pour défendre leur groupe d’appartenance, dans ces deux cas leur famille. Hors de la civilisation, les hommes « modernes » retrouveraient des instincts violents « primitifs ». Les deux longs métrages précédents présentent ce processus comme une transformation qui aboutit à la création d’un guerrier. Au revoir, à jamais et A History of Violence diffèrent toutefois de ces films en ce que les deux principaux protagonistes sont d’abord des soldats, dressés mais amnésiques, au point que leur réaction martiale appartient presque au registre de l’inné. Ainsi, face au surgissement d’un problème, Samantha et Tom retrouvent instantanément les réflexes inculqués par leur formation de tueur. Selon ces films, la démocratie transforme les individus en soldats au moment où un incident majeur se produit. Si, dès la démocratie grecque, être citoyen allait de pair avec être soldat, il n’en va plus de même aujourd’hui où libéraux et libertariens refusent toute forme d’enrôlement du citoyen au service de l’Etat. Les citoyens seraient donc d’office conditionnés au cas où un problème arriverait, et ce de différentes façons. L’une d’elles est, par exemple, la transmission d’une « culture de guerre » (p. 84) par l’intermédiaire de certains jouets comme Action Man et autres GI Joe. Une autre manière serait la « répétition forcenée des gestes et des manoeuvres selon les préceptes du drill »[6], et ce notamment par le biais des jeux vidéos : les joueurs acquièrent une réelle connaissance des armes, sans même avoir de formation militaire. Ces films sous-tendent une lecture psycho-biologique plutôt que sociale de l’homme. Ainsi, au moindre trouble perturbant l’ordre sociétal, le caractère animal, mais aussi martial, de l’être humain referait surface. Par l’examen comparé des films originaux et de leurs remakes, ici La colline a des yeux et Chiens de paille, l’auteur met en exergue les scènes qui diffèrent et qui souvent témoignent d’une évolution de la société. Dans le cas de ces deux films, il y a ajout de scènes de violence montrant la transformation du héros, frêle intellectuel froussard en véritable guerrier capable de la plus extrême violence afin de protéger ce qui lui est cher (respectivement son enfant et sa maison dans les deux films). La thématique commune à ces deux longs métrages est que l’individu moderne « se montre plus redoutable que ses adversaires parce qu’il se présente à la fois comme être civilisé et brutal, et non parce qu’il devient exclusivement sauvage » (p. 66). La démocratie, comme les régimes autoritaires et totalitaires, est ici un art martial au sens où elle conditionne ses citoyens pour les transformer en soldats au moindre stimulus, « il n’existe en fait plus de civils, car parmi eux se trouvent des soldats qui ont oublié qu’ils sont des soldats, mais qui sauront s’en souvenir en cas d’alerte » (p. 73). La question reste de savoir si ces soldats resteront toujours fidèles à la société qui les a formés, ou si celle-ci court le risque de les voir se retourner contre elle (p. 90).
Si ce livre est bel et bien convaincant dans son exposé, on peut toutefois se demander si ces quelques films sont tous les témoins du même phénomène de « conditionnement » ou si le corpus ne regroupe que des films ayant pour point commun de partager une même vision. En d’autres termes, est-ce que ces films ont une réelle valeur explicative, du fait de leur justesse d’analyse, ou bien ne sont-ils que quelques productions anecdotiques rassemblées par l’auteur pour prouver un point de vue personnel ?
Il est en effet regrettable que cet ouvrage ne s’appuie sur aucune problématique clairement identifiée qui aurait permis de mieux comprendre les hypothèses de l’auteur ainsi que son positionnement parmi les nombreuses thèses sur les origines de la violence sociale. De même, bibliographie et filmographie de fin d’ouvrage auraient été bienvenues, présentant le corpus, tout en donnant des pistes pour développer les différents thèmes abordés dans ce livre.
On pourrait aussi déplorer le fait que l’auteur partage une vision du téléspectateur un peu trop holiste. Effectivement, dans le cadre de son analyse de la première guerre du Golfe, il écrit que « la durée et la routine visuelle de « Bouclier du Désert » monopolisent l’attention[7] et entrainent une hypnose collective. La fulgurance de « Tempête du Désert » devient l’équivalent d’un claquement de doigts, intimant aux spectateurs l’ordre de reprendre leurs esprits » (p. 131). Cette interprétation s’inscrit en droite ligne de celles présentant le téléspectateur comme ingurgitant naïvement et passivement ce que les média veulent bien lui donner à voir et donc à croire. Il aurait été intéressant de nuancer un peu plus une telle vision grâce au recours à la sociologie de la réception (avec Stuart Hall par exemple) et à ses nombreux travaux montrant que les individus s’approprient activement le contenu reçu de différentes manières. Le spectateur est donc en même temps acteur, sujet et objet.
La notion de « culture de guerre » apparaît aussi à plusieurs reprises pour expliquer comment la démocratie procéderait pour conditionner ses citoyens et les transformer en soldats. Cette notion a été conceptualisée par Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker pour étudier comment les soldats ont tenu dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. On a affaire ici à une sorte de culture de guerre vue comme « brutalisant » les démocraties, aboutissant par exemple aux fusillades dans les écoles et à la capacité de mise en place de stratégies de type militaire de la part d’enfants (cf Home Alone). Le débat reste cependant ouvert sur la pertinence des théories faisant des jouets et des jeux vidéos des vecteurs de « brutalisation » des individus, ce que l’auteur note avec justesse, mais qui aurait pu être plus développé à notre goût.
Il est toutefois remarquable que l’auteur s’appuie sur des ressources parfois exclues du domaine de l’analyse scientifique. Ainsi, Christophe Beney utilise Les Simpsons ou South Park, qui, bien qu’étant des dessins animés, contiennent des messages et des analyses hautement politiques et critiques. Il est bon que ces séries soient prises au sérieux, car les considérer comme matériaux indignes d’étude au seul motif de leur format ou de leur apparente vulgarité n’est qu’un mauvais prétexte. Pourquoi ne pas examiner des séries, déjà âgées d’au moins une décennie et avec un public important et toujours aussi fidèle, qui diffusent un message explicitement engagé politiquement ? Si certes, mobiliser l’épisode intitulé Le Mystère du caca dans l’urinoir (p. 116) ne serait pas a priori la source la plus crédible, il serait dommage de s’en priver au vu de la richesse d’analyse d’un tel épisode. Ce livre, dans le choix fait d’utiliser ces ressources, est original et on peut espérer qu’il incitera les jeunes chercheurs à ne pas oublier de telles mines.
Ce livre, de par son matériau, s’essaie à un examen, stimulant, du politique, et nous espérons qu’il influencera les jeunes chercheurs et les poussera à utiliser de plus en plus les ressources cinématographiques dans leurs analyses.
Yannick Gebhard, membre Et Alii
Christophe Beney, La démocratie est un art martial, Paris, PUF, coll. Perspectives critiques, 2014, 168p.
[1] Agamben G., Homo sacer III, Ce qui reste d’Auschwitz : l’archive et le témoin , Paris, Rivages, 1999, p. 29
[2] Rabino T., De la guerre en Amérique , Paris, Perrin, 2011, cité p. 40
[3] Takami K., Battle Royale , Hachette, 1999
[4] Collins S., Hunger Games , Pocket Jeunesse, 2009
[5] Kantorowicz E., Mourir pour la patrie , PUF, 1984
[6] Rabino T., ibid , p. 342, cité p. 84
[7] L’italique est de nous