Recension critique
L'initiation indivualiste anarchiste, E. Armand, La Lenteur/Le ravin bleu, 2015, 395 p
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Par Tristan Velardo, membre Et Alii, Mars 2016
Cette recension traite de la première réedition du livre L'initiation individualiste anarchiste d'E. Armand depuis sa publication originale en 1923. Manuel de l'anarchisme, il s'adresse aux contestataires de l'ordre établi, aux opposants de la 'médiocratie' et enseigne les préceptes nécessaires afin de mener une existence individualiste.
Depuis quelques années, nous assistons à un regain d’intérêt pour les auteurs classiques de l’anarchisme mais aussi pour des auteurs méconnus dont les œuvres font l’objet d’éditions inédites. Des ouvrages primordiaux de la pensée anarchiste sont réédités. Signalons la réédition en cours des volumes de l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure, l’Entraide de Kropotkine paru en poche cette année ou bien l’initiation individualiste anarchiste dont c’est ici la première réédition depuis sa publication originale en 1923. Même si ce regain d’intérêt reste discret et confiné dans les cénacles universitaires, il est a noter que les éditeurs libertaires et anarchistes font un travail de « propagande » qu’E. Armand aurait sans doute approuvé.
E. Armand est le pseudonyme de Lucien-Ernest Juin (1872-1962), qui fut l’un des promoteurs infatigables de l’anarchisme individualiste. Fils de communard, il ne fréquente pas l’école et son instruction est garantie par son père, il fonde des journaux anarchistes tels que les Réfractaires (1912-1914) ou l’En-Dehors (1922-1939). En 1917, il est arrêté pour et condamné à cinq ans de prison pour désertion. C’est pendant son incarcération qu’il rédige le lourd volume de l’initiation individualiste anarchiste.
Ce livre se présente non pas comme une petite Bible de l’anarchisme mais comme un « instrument de travail, un outil de propagande, une arme de combat ». Divisé en deux grandes parties, d’une part les bases théoriques, suivies d’autre part par les thèses pratiques ; l’ouvrage est constitué d’une série de chapitres eux-mêmes subdivisés en 280 paragraphes. Aussi, E. Armand veut-il son livre à la portée de tous, il peut (doit) être lu par l’ouvrier comme par l’universitaire. Il peut d’ailleurs faire l’objet d’une lecture linéaire mais aussi fragmentaire, c’est un livre qui s’adresse à « tous ceux qui réfléchissent, (…) et à tous ceux qui se s’accommodent pas de l’apparence. (…) A ceux qui ont conscience de la domination qui les comprime, de l’exploitation qui les écrase. » E. Armand cherche ici à comprendre en un seul volume les choses à savoir et à faire, guide théorique et pratique, de la conception individualiste anarchiste de la vie. Car si l’individualisme anarchiste est une conception théorique, elle ne va pas sans ses applications pratiques. Les thèmes abordés sont multiples, ce qui rend l’ouvrage très dense, il est donc difficile de tirer un fil conducteur ou une cohérence particulière, mais nous aborderons ici la structure et les enjeux afin de dégager les principaux axes de l’initiation.
Dans les bases théoriques, E. Armand revient sur les notions fondamentales de l’individualisme anarchiste. Il ne s’agit pas d’un égoïsme et d’une recherche effrénée et hédoniste de la satisfaction individuelle au détriment des autres. Mais bien d’une pleine prise de conscience de la différence et de l’unicité des êtres humains. Armand fustige les « réformateurs » du milieu social que sont les religieux, les légalitaires et les socialistes contre lesquels il positionnent l’individualisme anarchiste et avec lesquels l’individu est toujours menacé dans ses libertés et ses potentialités. Car si l’anarchisme est une « négation, une absence de gouvernement, d’autorité, de commandement, » l’individualisme est une conception pratique de l’anarchisme qui reconnaît le primat de l’individu à travers le « fait individuel ». C’est-à-dire la reconnaissance que derrière toutes les abstractions, les idéaux et les facéties théoriques des religions, des Etats et des firmes, se trouve, à la base de toute collectivité humaine, l’unité-personne, la cellule-individu. L’être humain préexiste au groupe, il est pré-social : la société est la production et l’émanation de l’association des individus. Mais cette affirmation du fait individuel et du domaine du Moi inviolable est concomitante d’une morale de la négation. Négation, nous le savons, de l’autorité et de tous ces corollaires. Religions, firmes, exploitation économique... E. Armand dessine par ailleurs un athéisme virulent qu’il oppose au dogme des religions établies, l’idée de Dieu est une insulte à la liberté individuelle, c’est ici le christianisme qui est visé, Armand rejette ainsi les conceptions de l’anarchisme chrétiens chères à Tolstoï. Quand il s’interroge sur la filiation de l’anarchisme, Armand énumère des figures qu’on eut pu prendre pour les premiers anarchistes : Prométhée, Satan, voire même Jésus !
En matière économique, E. Armand se démarque de l’héritage de Bakounine qu’il juge « anarchisant » mais dont les fins étaient trop proches de la Première Internationale et donc trop proche du socialisme. Les développements autour de la question économique laisse quelque peu dubitatif dans l’ouvrage. Les véritables propositions d’alternatives à l’exploitation – dûment condamnée par E. Armand – ne sont pas clairement définies ni même envisagées. Armand rappelle simplement que les individualistes sont favorables à la libre disposition de sa propre force d’agir : la production individuelle mais aussi collective est reconnue, à condition qu’elle n’entrave pas la liberté individuelle ni qu’elle n’enfante l’exploitation mutuelle, les contrats ne doivent pas se transformé en tutelle et sont, de facto, révocable si l’une des parties se constate lésée. Plus qu’un véritable programme économique, Armand énumère des principes à suivre mais dont la portée pratique est douteuse. Aussi, Armand développe-t-il une conception intransigeante, sévère de l’anarchisme dans laquelle l’individu et son domaine ne peuvent être soumis ; rien ne saurait justifier une emprise ou une mainmise sur ma liberté de faire ni sur ma capacité d’agir.
E. Armand ébranle les piliers de la société bourgeoise. Il oppose une révolte permanente de l’individu contre ses oppresseurs. Cette révolte peut tout à la fois être active mais aussi passive, par la désobéissance, le refus simple de se faire complice : ce qu’il nomme les « réfractaires ». Néanmoins, « l’anarchiste ne se retire pas du monde, c’est dans le monde qu’il affirme son existence », il est donc clair que l’anarchiste n’est pas un ermite monacale et pantouflé dans une tour d’ivoire, il agit dans le monde et par lui.
Malgré cela, nous pouvons remarquer une sorte de peur des masses en filigrane tout au long de l’ouvrage. Il est question d’instinct grégaire, de masse, cela tend vers un élitisme latent dans lequel les hommes de la foule, mus par l’aspect grégaire de toute collectivité humaine, ne sont pas récepteurs aux yeux de E. Armand. Le livre s’adresse à ceux qui peuvent l’entendre, et non aux « satisfaits ». Le travail de propagande est comme démissionné par Armand face aux masses panurgiques. C’est en fait la démocratie bourgeoise qui est fustigée pour son nivellement par le bas et sa conduite inéluctable à l’abaissement des individus. Car la démocratie est, chez E. Armand, comme tout régime, une forme de soumission et d’oppression des individus. Le régime politique ne peut se défaire de l’autorité étatique de laquelle il émane. La « médiocratie » empêche les individus de s’épanouir pleinement, elle interdit les individus à développer leur capacité, leur intellect, à « vivre pour vivre. »
« Qu’est-ce que vivre ? La raison d’être de tout ce qui est – choses et êtres – sur la Terre, c’est de croître, de se développer, de se transformer en combinaisons nouvelles. »
« Vivre pour vivre » est un aspect fondamental des thèses pratiques du livre. Au fond, l’ouvrage d’E. Armand est une longue invitation à se défaire des jugements et des conventions sociales afin de jouir pleinement et physiquement des plaisirs de la vie. On peut se questionner ici sur l’aspect hédoniste de cette pensée, car Armand refuse de voir l’existence humaine sous un angle tout à fait optimisme ni tout à fait pessimiste. La vie est un état de fait, qui oscille entre les joies et les souffrances. Or, le matérialisme et le refus des arrières-mondes conduisent E. Armand à voir l’individu comme la « seul source d’énergie, la seule mesure de l’idéal » pour reprendre les mots de Georges Palante, autre individualiste qui sévit à la même époque. E. Armand est un théoricien de la camaraderie amoureuse et de la libération sexuelle, du féminisme et du naturisme. La pleine jouissance des choses, fussent-elles fugitives, de ce monde n’est possible qu’à la condition de reconnaître les autres en tant qu’uniques ; ni des abstractions, ni d’aimer son prochain, ni une humanité idéale et abstraite, mais bien voir en autrui la forme concrète et réelle de mes propres potentialités. Individualisme et égoïsme sont pour E. Armand des termes quasiment antithétiques. Car enfin, l’individualiste reconnaît l’individu dans les autres afin de pouvoir reconnaître l’individu en lui-même.
Le terme même d’initiation est primordial pour saisir l’enjeu de la rédaction d’un tel ouvrage. E. Armand l’oppose à l’éducation qui est le fait de l’autorité, auteur des illusions sociales qui affermissent et dressent les abstractions et les idéaux qui seront les vecteurs de la domination. C’est dans le processus de l’éducation que se jouent les représentations véhiculées par la société, c’est ici, à l’école que se forment les préjugés sociaux et moraux, c’est par l’éducation que les enfants deviennent non pas des individus mais des citoyens. Mais si l’éducateur crée des élèves, l’initiateur crée des affranchis. L’initiation est le fait « de déchirer sans pitié le voile qui masque la réalité des choses. C’est placer l’individu en face des réalités de la vie. » Ce livre peut être vu comme ce manuel de l’initiation anarchiste qui enseigne à se défaire des maîtres, et même des initiateurs dont les seules vues sont le plein et entier développement de l’individu mu par l’esprit de révolte et la volonté de vivre, contre l’autorité, l’exploitation et la domination de l’homme par l’homme.