Recension critique
L'idée d'Europe.
Prendre philosophiquement au sérieux le projet politique européen
de Jean-Marc Ferry, Octobre 2013
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Par Camille Dobler, membre Et Alii, Décembre 2014
Le cosmopolitisme est une utopie pensent certains. Or, c’est justement le phénomène à l’œuvre, dans l’indifférence, dans le projet européen. Plus qu’une simple théorie politique, Jean-Marc Ferry et ses collaborateurs décrivent dans leur nouvel ouvrage collectif la formation bien réelle d’un nouvel ethos politique et l’exceptionnalité politique, historique et philosophique de la construction européenne.
Prendre philosophiquement au sérieux le projet européen. Le sous-titre de l’ouvrage donne le ton avant même la lecture de la première page, et l’objectif des auteurs, explicite, est ainsi clairement posé. Pourtant, s’il apparait clair et conçu, on peut difficilement trouver plus flou et complexe que cet adverbe : philosophiquement. Si l’on comprend aisément ce que prendre au sérieux le projet politique européen veut dire, rajouter philosophiquement change sensiblement la donne, car l’angle d’attaque choisi ici n’est ni le plus facile à comprendre pour le lecteur, ni le plus facile à traiter pour les auteurs. Mais c’est bien lui qui fait toute l’originalité de cet ouvrage collectif. Les ouvrages sur l’idée d’Europe foisonnent sur les étagères des librairies, mais souvent est-elle abordée à travers une perspective historique ou politicienne. Bien plus rares en revanche sont les travaux interrogeant le projet européen du point de vue de la philosophie. Celle-ci ne s’intéresse d’ailleurs réellement à la construction originale que présente l’Union européenne que depuis une vingtaine d’années. Comme le font judicieusement remarquer les contributeurs à cet ouvrage, aussi bien les critiques contre le projet politique européen que les théories philosophiques plaidant en faveur de l’intégration européenne sont marginales dans les champs de la science politique et de la philosophie politique. C’est avec les deux référendums de 1992 et de 2005 qu’un léger sursaut semble avoir eu lieu et que l’Union Européenne, en plein malaise, attire un peu le regard des philosophes. C’est notamment qu’elle offre, selon Jean-Marc Ferry, une invitation à repenser le politique. Car l’Europe grandit d’abord dans les rêves d’unité de philosophes du XVIIIe, et se définit tout au long du XIXe et début XXe par la philosophie elle-même. Avec l’avènement du positivisme, l’Europe est le continent « éclairé », qui a trouvé la « vérité » grâce à la philosophie. L’Europe est donc philosophie avec Husserl jusqu’à ce que l’horreur du XXe siècle désavoue un tel eurocentrisme. Entre temps, l’idée d’Europe a permis l’émergence de nouveaux Etats avec la reconnaissance des peuples italiens, allemands, polonais, tchèque, hongrois. L’idée d’Europe se nourrit ainsi de la réalité européenne de la même manière qu’elle l’insuffle, jusqu’à son détournement, car d’idée, l’Europe est devenue « imposture technocratique ». De philosophique et romantique, l’Europe est devenue économique. La politique, incertaine, attend toujours. La légitimité philosophique du projet politique européen est ainsi inscrite dans l’idée d’Europe depuis ses origines et invite aujourd’hui à reconsidérer le rapport entre l’unité du continent et la diversité des peuples, la nation et le territoire, le peuple et la nation. Prendre philosophiquement au sérieux le projet politique européen revient ainsi à prendre conscience du caractère proprement révolutionnaire du projet actuellement à l’oeuvre. Car l’Europe n’existe que par la pluralité de ses peuples, de ses cultures, et de ses nations. Comment dès-lors penser le politique européen sans mettre à mal la richesse culturelle, caractéristique et même identitaire diront certains, de l’Europe ? Comment créer un « Etat » européen sans nier la liberté des peuples ? Comment concilier la vocation universaliste de l’Europe et le particularisme de ses Etats ? Cette révolution politique, les auteurs de cet ouvrage espèrent tous la voir déboucher sur l’idéal cosmopolitique, troisième voie entre l’Etat fédéral européen et la Fédération d’Etats-nations. Cette position assumée place très clairement L’idée d’Europe dans une école de pensée de la philosophie politique : l’école postnationaliste. Dans le débat intellectuel sur la construction européenne, on oppose traditionnellement deux camps : néo-nationalistes et postnationalistes. Les premiers sont plus généralement appelés « nationaux-républicains ». Les seconds, dont nos auteurs font partie, sont aussi bien appelés « transnationalistes », « cosmopolitistes » que « postnationalistes ». Cependant, l’école cosmopolitique n’est elle-même pas homogène et l’on trouve ainsi de nombreuses variantes selon les auteurs, plus ou moins importantes. La pensée postnationale est encore jeune, bien que l’idée d’une citoyenneté du monde soit aussi vieille que la Grèce antique. Mais elle n’est sortie de la léthargie qu’à la faveur du changement de siècle. Les débats entre les chercheurs sont ainsi tout à fait d’actualité, surtout lorsqu’ils touchent à la question européenne. Pour clarifier le positionnement de cet ouvrage, on se permettra ici de reprendre une citation explicite de Jean-Marc Ferry :
« (L’Europe politique est) la grande révolution politique de l’histoire contemporaine. Nulle ne fut accompagnée d’un plus clair scepticisme. Nulle ne mobilisera aussi peu les passions politiques; et c’est pourtant là que s’élabore la plus ferme concrétisation institutionnelle de la nouvelle constatation politique après les Etats-nations: ce que, pour rester dans une terminologie classique, force est de regarder comme l’amorce logique d’un Etat cosmopolitique ».
L’idée d’Europe condense en un unique ouvrage la pensée de la plupart des grands penseurs postnationalistes de langue française : Jean-Marc Ferry, Justine Lacroix, Etienne Tassin, Janie Pélabaye, Francis Cheneval etc. Bien que réunis sous l’étiquette postnationale, tous ces auteurs développent ici leur propre pensée. Certains insistent davantage sur la faisabilité d’une citoyenneté européenne (Justine Lacroix), d’autres sur la cohérence d’une identité théologico-politique de l’Europe (Jean-Yves Pranchère) ou sur la question démocratique (Louis Lorme) quand d’autres encore préfèrent s’interroger sur les tensions entre le cosmopolitisme européen et la politique d’immigration de Bruxelles (Etienne Tassin) ou éclairer l’Europe par la sociologie de Norbert Elias (Florence Delmotte). Le résultat est un ouvrage riche et cohérant, qui aborde l’idée d’Europe par différents biais complémentaires, pour une analyse systémique et synthétique du projet politique postnational appliqué à l’Europe. L’article inaugural de Jean-Marc Ferry, qui coordonne l’ouvrage, fait office d’introduction et expose clairement le positionnement des auteurs via l’objectif scientifique de la collaboration : livrer une critique constructive (comprendre ici renforcer encore davantage la légitimité de la voie cosmopolitique) de la critique de l’intégration politique européenne.
Bien qu’uniquement construit autour des chapitres-contributions des auteurs, deux temps se distinguent à la lecture de l’ouvrage: le premier travaille à une présentation des critiques du projet politique européen, alors qu’un second développe l’idée originale d’une Europe cosmopolitique, ainsi que les enjeux qu’elle peut soulever. La question-clef pour penser le postnational est le lien entre l’Etat-nation et la démocratie. Si l’objectif des auteurs est de renforcer la légitimité européenne de la thèse cosmopolitique, ils ne peuvent faire l’économie d’un détour sur ce lien, car c’est justement autour de ces deux concepts, et en leurs noms, que s’érigent les plus grandes et les plus légitimes oppositions à la thèse postnationale. Partons, comme le fait Janie Pélabay, de la devise de l’Union Européenne « Unis dans la diversité ». Le problème est clair : cette devise est un oxymore, unité et diversité étant clairement antonymes. Dès lors, la question qui se pose est celle de savoir laquelle de ces deux notions précède l’autre et surtout de savoir si cette contradiction qui reflète la tension interne à l’Europe politique est créatrice ou destructrice. La diversité est vue non seulement plus facilement comme une contrainte mais également comme la raison du malaise européen. Destructrice car elle tue la démocratie, destructrice car elle tue l’Etat-nation, et destructrice car elle tue le politique. L’idée est alors de se détacher de l’interprétation américaine et fédéraliste de cette devise pour une conception transnationale. Il ne s’agit pas ici de la désormais classique critique du manque de démocratie dans le processus de décision à l’échelle européenne. C’est dans son essence même que l’Union est anti-démocratique : elle ne peut réaliser les Droits de l’Homme car il n’existe pas de peuple européen, elle n’a pas de corps politique, demeurant malgré et contre tout un patchwork de nationalités. La nation revêt encore un caractère sacré et l’Europe politique a besoin qu’un dépassement de cet attachement affectif à la nation ait lieu à son profit. Elle essaie ainsi tant bien que mal de dépasser la nation comme seul « moule » de confection d’une communauté de citoyens, contre De Maistre (cité par Jean-Yves Pranchère) ou Carl Schmitt (cité par Tristan Storme), pour qui la citoyenneté est synonyme d’homogénéité, unicité ne pouvant provenir que de l’existence préalable d’une nation culturellement homogène, et de préférence fondée sur un héritage chrétien commun.
Or, pourquoi la nation devrait-elle précéder la démocratie ? Un philosophe comme Jean-Marc Ferry, mais aussi un sociologue du temps long comme Norbert Elias conçoivent au contraire que c’est la démocratisation d’un Etat qui amène à la formation d’un sentiment « d’unité du nous ». Ainsi les nations européennes n’ont-elles réellement vu le jour qu’à la veille de la Première Guerre mondiale. C’est bien dans la diversité que l’Europe politique peut et doit être défendue. Le retour à l’unité amènera uniquement à la formation d’un grand Etat fédéral européen et d’un culte de l’identique en la formation d’une communauté éthique européenne. Or un « euronationalisme » représenterait un danger pour l’Europe. La diversité des peuples européens est une réalité, de même que doit l’être sa nature post-unanimiste. Il faut donc dépasser « l’obsession mimétique » (Kalipso Nicolaidos) de l’Etat-nation et voir au-delà. Le cosmopolitisme kantien vit une renaissance dans les travaux de ces philosophes mais également dans la réalisation concrète du projet politique européen où il est d'ores et déjà à l’oeuvre. Il offre ainsi l’avantage de protéger les peuples présents et même ceux à venir (grâce au droit des gens), les Etats (grâce au droit interne de la cité), et les individus en tant que membres de l’humanité et citoyens du monde (grâce au droit cosmopolitique), tout en fondant une unité politique autour d’une communauté de valeurs : celle de l’Etat de droit démocratique, autour d’un « patriotisme constitutionnel » (Jürgen Habermas). C’est donc la victoire du droit qui se joue actuellement en Europe, droit qui va même jusqu’à dépasser le concept kantien à la base de son cosmopolitisme (le cosmopolitisme chez Kant se réduit à un principe d’hospitalité) en établissant la libre circulation de tous les Européens dans l’Union. L’Europe est arrivée aujourd’hui à ce que Francis Cheneval, s’inspirant de Kant, appelle « le tournant critique », qui est un « tournant juridique », substituant le droit à la morale. D’où l’appellation aujourd’hui courante d’« Europe du droit » ou d’« Europe kantienne ». Cependant, le cosmopolitisme de l’Europe connait une contradiction aussi grande que centrale, relevée par Etienne Tassin mais aussi par Justine Lacroix lorsqu’elle mentionne Etienne Balibar : celle de sa politique à l’égard du non-européen et ses valeurs cosmopolitiques pourtant affichées.
On pourrait regretter le peu d’articles « inédits » que comporte L’idée d’Europe. En effet, la majorité des contributeurs à l’ouvrage résument ici une part de leurs précédentes recherches, renvoyant régulièrement à ces dernières, plus approfondies, en notes de bas de page. Bien que cela n’enlève en rien à la qualité des écrits, l’on peut ainsi avoir une impression de « déjà-lu ». Si l’ouvrage n’apporte pas en lui-même une pierre novatrice à l’édifice de la science philosophique de l’Europe, c’est qu’il s’attache davantage à regrouper et à présenter l’avancée des recherches postnationalistes sur le sujet. En ce sens, il est une réussite. Le choix et l’ordre dans lequel sont proposés les articles renforcent la démonstration de la pertinence du cosmopolitisme européen : dans le premier temps, le lecteur part d’une présentation plus générale des pensées de l’Etat-nation (De Maistre, Michael Walzer, Jean-Jacques Rousseau) pour aller vers leurs critiques plus ciblées du projet politique européen (Raymond Aron, Marcel Gauchet, Carl Schmitt) ; dans le deuxième temps la démonstration s’attèle d’abord à exposer la thèse cosmopolitique kantienne, puis ses aspects plus contemporains à l’échelle mondiale, pour finir sur sa pertinence au niveau européen. Le résultat est un véritable ouvrage de philosophie politique appliquée. La cohérence de l’ouvrage participe ainsi judicieusement au renforcement de la thèse postnationale, qui se présente alors naturellement comme « la solution » au malaise européen.
Fil rouge de l’ouvrage, le « politique européen » n’est pas si évident qu’il peut sembler l’être au premier abord, et ne se laisse pas saisir si facilement, car le propre de l’Europe est justement de s’édifier en réinventant le politique, en s’engageant sur ce que Ferry appelle « la voie post-étatique d’une union cosmopolitique ». On pourrait ainsi considérer rempli l’objectif de cette collaboration de chercheurs, qui est bien de souligner ce caractère exceptionnel de la construction politique européenne, une fois le lecteur conscient de la distinction entre l’Europe politique (l’Union européenne, où ce que Florence Delmotte, citant Norbert Elias, a pu appeler « l’intégration objective »), l’Europe philosophique (l’idée d’un esprit européen universel selon Husserl) et l’Europe politique philosophique (ici l’idée d’une Europe cosmopolitique - sens du politique européen). De ce fait, l’exposé est clair et concis. Il va même jusqu’à s’offrir le luxe d’aller plus loin encore, renforçant la valeur scientifique de l’ouvrage, en soulevant les contradictions entre ces trois facettes de l’Europe. Le dernier article, que l’on doit à Etienne Tassin, clôt ainsi à merveille l’ouvrage en offrant une ouverture plus critique.
Qu’apprend-on alors réellement sur le « politique européen » à la lecture de L’Idée d’Europe ?
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Tout d’abord qu’il est possible, comprenons : le politique au-delà de l’Etat-nation est possible, il est même souhaitable, dans le sens où l’état actuel de la gouvernance aussi bien nationale que mondiale est dépassé, alors que s’opère un « décentrement de la conscience » (Norbert Elias) qui n’est pas sans rappeler la thèse kantienne de l’histoire universelle.
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Ensuite qu’il est actuellement en réalisation suivant une nouvelle voie : la voie cosmopolitique. L’apport réel de l’ouvrage se situe plutôt ici, dans son effort pour définir le cosmopolitisme européen. Les articles de Louis Lourme et de Francis Cheneval trouvent ici toute leur pertinence.
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Qu’il pose également quantité de défis et de problèmes, car il se construit seul. En effet, si « communauté légale européenne » il y a, il n’y a pas de « communauté morale européenne » pour s’y superposer. Avec les mots d’Etienne Tassin, on peut dire que l’Europe politique se construit alors même que les deux concepts d’une Europe culturelle et spirituelle ont été définitivement désavoués, alors qu’ils seraient d’une grande aide à l’Europe politique : l’Europe politique est donc purement et exclusivement politique. Pour Francis Cheneval, la faiblesse de l’Europe cosmopolitique est son absence de leadership qui amène à une coopération de façade seulement, les intérêts étant défendus à Bruxelles demeurant inlassablement ceux des Etats nationaux et non de l’Europe. L’équilibre des Checks & Balances penche ainsi clairement du côté des Etats, renforçant l’isolement de l’Europe politique. Cette solitude du politique européen est ainsi particulièrement bien mise en relief par tous les auteurs qui vont puiser l’inspiration aussi bien dans l’oeuvre de Norbert Elias que de Jürgen Habermas.
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Enfin, on apprend que le « politique européen » est contradictoire, car l’Union européenne, si elle donne des droits cosmopolitiques (transnationaux) leur a aussi fixé des limites, en les restreignant à ses ressortissants, mais également en promouvant un système policier typique d’un Etat-nation, contraire à la philosophie kantienne et au principe d’universalité du cosmopolitisme. La leçon que l’on retire de ce livre pourrait ainsi être la suivante : le politique européen est donc cosmopolitique sans l’assumer pleinement, au risque de se désavouer. Il n’y a pas de solution possible à cette contradiction strictement politique, car ni même la vieille « Europe culturelle », ni l’ancienne « Europe spirituelle » ne justifient le refus du droit d’hospitalité aux non-européens.
Si l’ouvrage présente un réel intérêt scientifique, déjà tout simplement dans l’effort réalisé de condensation, en un choix pertinent d’articles, des arguments des penseurs d’un cosmopolitisme européen, on apprécie également les nombreuses références, aussi bien à des auteurs « classiques » de la sociologie, de la politique ou de la philosophie, qu’à des penseurs plus « hétérodoxes ». L’introduction de Ferry d’une quarantaine de pages est très synthétique et très riche. Elle opère un retour instructif et bienvenu sur le « phénomène Europe » et son « exceptionnalité » dans la tradition philosophique. Hegel, Husserl, Nietzsche, Weber, Rousseau et Kant sont ainsi cités à même le corps du texte. Plus original et plus intéressant encore est le parallèle que Ferry introduit entre le sens philosophique de l’Europe et le paradigme humboldtien de la traduction, reprenant une pensée développée par Paul Ricoeur avant lui. Le « nouvel ethos de l’Europe » (Paul Ricoeur) se retrouverait dans le modèle de la traduction donnée par le linguiste allemand. La traduction est pour Humboldt le transfert mental de l’univers d’une autre culture, le « modèle anthropologique du dialogue entre les mondes culturels » vers l’idée d’humanité. Or c’est exactement ce à quoi aspire la pensée transnationale lorsqu’elle parle d’ouverture des mémoires nationales les unes aux autres, de reconnaissance de soi dans l’autre et de la nécessité du pardon. Le caractère transcendantal du langage reflétant le caractère transcendantal de l’Europe. Cette « européologie » que décèle Ferry chez Humboldt est donc la bienvenue dans un ouvrage qui s’attèle à montrer que l’individualisme d’une langue n’est pas un obstacle à l’universalisme de la pratique politique. Voilà l’idéal humaniste même de l’Europe pour Jean-Marc Ferry. Surprenant également est la présence omniprésente d’un penseur comme Carl Schmitt dans les différents articles. A première vue, il semble original de mentionner un auteur qui a tout d’abord considéré toute tentative de réalisation du politique hors de l’Etat-nation comme antipolitique, l’Etat étant le « pôle théologique du politique ». Mais c’est également un auteur qui après 1945 va défendre l’inverse avec une théorie des grands espaces et du « Grossraum européen ». Une constante demeura toujours dans sa pensée : la nécessaire homogénéité de la communauté politique de base, qu’elle soit étatique, transétatique ou postétatique, fondée sur un critère d’appartenance unique. Souvent le critère avancé est le religieux. Dès lors, une autre référence récurrente transparait : Pierre Manent, qui appelle les Européens à réapprendre le religieux car il est un « grand fait collectif » qui a politiquement façonnée l’Europe. Voilà une référence qui s’oppose ensuite à celle faite à Etienne Balibar qui voyait dans l’Europe l’occasion unique d’enfin dégager la citoyenneté de la nationalité, permettant ainsi la réalisation d’un nouvel espace de démocratisation. L’idée d’Europe est pour lui ouverture. Elle doit se caractériser par une nouvelle citoyenneté transnationale. La référence à Kant est évidemment plus qu’omniprésente : elle façonne tout l’ouvrage. On ne peut ici vraisemblablement mentionner toutes les sources des auteurs tant elles sont nombreuses, mais celles relevées ici témoignent déjà de la fécondité du débat dans lequel s’inscrivent les penseurs du cosmopolitisme, un débat dont les enjeux dépassent largement l’Europe politique et qui réunit les plus grands noms de la philosophie politique depuis Kant.
L’objectif de l’ouvrage était de livrer une critique constructive afin de cibler les sources du malaise européen. La première d’entre elles, on le comprend a présent, est la contradiction entre le loyalisme du citoyen et le cosmopolitisme de l’homme. Or seule une reconnaissance mutuelle des peuples selon l’esprit du droit moderne peut dépasser cet obstacle. C’est justement là l’enjeu derrière le droit cosmopolitique : le citoyen national devient également citoyen du monde et est partout sujet du droit. L’avènement d’un cosmopolitisme mondial n’est pas pour Ferry de l’ordre du vraisemblable. Cependant, un cosmopolitisme à l’échelle d’un continent n’est pas une utopie : c’est justement le phénomène à l’œuvre, dans l’indifférence, en Europe. Plus qu’une thèse, le postnationalisme européen décrit la formation d’un nouvel ethos politique. La cohérence de l’ouvrage finit de convaincre son lecteur. Cette force logique est à double tranchant, car si elle trouve toute sa légitimité face au positionnement de l’ouvrage et de ses auteurs, elle laisse également peu de place à la critique et à l’alternative. Or, comme l’annonce Ferry dans son article introductif, c’est justement car elles sont bonnes et légitimes que les critiques au projet européen doivent être traitées en priorité. Peu de place est donnée aux critiques contemporaines. On peut alors regretter la chute un peu abrupte sur la contradiction que soulève Etienne Tassin entre les valeurs cosmopolitiques défendues par l’Europe et son attitude vis-à-vis des « non-européens ». Il n’en demeure pas moins que le lecteur est loin de demeurer sur sa faim avec un ouvrage d’une telle densité qu’il mériterait d’être lu plus d’une fois.
Camille Dobler, membre Et Alii
Jean-Marc Ferry (dir.), L'idée d'Europe. Prendre philosophiquement au sérieux le projet politique européen, Paris, Presses de l'université Paris-Sorbonne, 2013, 300 p.