Recension critique
Stéphane MOSES, Approches de Paul Celan, Verdier, Lagrasse, septembre 2015, 188 p.
Par Laura Haydock, membre Et Alii
« Un peu à la manière de ce qui se passait pour Hölderlin, le nom de Celan, ou si l’on préfère l’aura qui entoure ce nom tendait à prendre la place d’une connaissance plus précise de sa poésie ». John E. Jackson, dans le recueil de poésies qu’il a traduites et présentées (José Corti, 2004), évoque déjà cette particularité de Celan, de susciter l’engouement malgré une écriture obscure, exigeante. D’où l’intérêt du travail de Mosès, porté par la fascination de l’essayiste pour la mystique juive et initié à la suite de sa rencontre avec Celan, en 1962.
Né en 1931 en Allemagne, dont il fuit les persécutions pour le Maroc en 1936, Stéphane Mosès opère un « retour au judaïsme » marqué pendant ses études à Paris, où il prépare et réussit le concours de la rue d’Ulm. Mosès montre beaucoup d’intérêt pour la mystique juive, thème prisé par les intellectuels juifs d’après-guerre. Sa thèse est consacrée à des auteurs juifs allemands : Hermann Cohen, Martin Buber et Franz Rosenzweig, dont il explore et analyse la pensée. Désormais germaniste et agrégé d’allemand, il s’intéresse toujours à la philosophie du judaïsme, reprise, développée et analysée par toute une «galaxie » d’auteurs cherchant à établir un dialogue entre philosophie et tradition : outre Benjamin, Buber et Rosenzweig, il lit aussi Scholem, Benjamin, Jonas et Levinas. Mosès ne s’arrête pas à la philosophie : après sa rencontre avec Paul Celan et son épouse, en juin 1962, il s’intéresse à l’œuvre poétique du rescapé des camps. C’est à la fin de ce premier entretien, au moment de prendre congé du couple, qu’il ose demander à Celan : « Après tout ce que vous avez vu et subi pendant la guerre, comment avez-vous pu vous décider à écrire dans la langue de vos bourreaux ? ». Toute l’œuvre du poète se fonde sur cette possibilité, déniée par Adorno, d’écrire après Auschwitz, d’écrire sur Auschwitz. La réponse à cette question, Mosès affirme l’avoir trouvée, bien plus tard, dans l’Entretien dans la montagne, publié en 1959. Néanmoins, elle reste le point de départ de sa recherche, et revient, comme un fil rouge, tout au long du recueil de ses études sur le poète. Pourtant, Mosès n’explicite jamais ce leitmotiv qui tend à l’obsession. De même, pourtant bien placé pour en parler – lui-même ayant échappé aux camps de la mort en s’exilant au Maroc – il s’attarde trop peu sur le sentiment de culpabilité propre aux réfugiés et aux survivants de la Shoah, évoqué pourtant en filigrane par Celan. Sa démarche explicative laisse plutôt la part belle à l’interprétation lexicale et syntaxique.
Ce sont donc les « noyaux de poéticité » de Celan, comme il les nomme, que Mosès commente dans ces Approches, qui regroupent les essais critiques consacrés au poète. On y trouve des lectures minutieuses, « rigoureuses et respectueuses » de l’œuvre de Celan, pour reprendre les mots de l’hommage d’Emmanuel Mosès à son père, à la fin de l’ouvrage. Ainsi Mosès prête-t-il attention non pas uniquement au détail du contenu mais au détail de la forme, ce qui lui permet d’interpréter le processus d’écriture : les poèmes se suivant dans les manuscrits de Celan, étant rendus et publiés suivant cet ordre chronologique, Mosès suggère que l’écrivain concevait sa poésie sous une forme de journal intime. Et de conclure : les poèmes ont clairement un point de départ autobiographique, alors même que Celan veille à effacer tout contenu intime ainsi que la date d’écriture, pour tenter de revenir à un pur énoncé poétique.
Minutieuses, les approches entreprises par Mosès sont aussi très complètes. Montrant à la fois sa sensibilité poétique et sa connaissance de la poésie allemande, l’essayiste tisse des relations intertextuelles audacieuses, recoupant Celan avec Goethe, Hölderlin, Bachmann, puis également avec Else Lasker-Schüler et Rose Ausländer. Il montre, dans un chapitre consacré à une sélection de poèmes sur le thème du festin des dieux, la richesse des références communes aux thèmes mythico-universels et le partage d’éléments (la table, les cruches du Roi de Thulé), de motifs tels que l’opposition entre haut et bas, l’obscurité et la lumière, la durée et la fugacité. Son propos s’appuie sur des analyses comparatives et des mises en parallèle de textes interprétant et réinterprétant ces mythes, certains occultant des éléments au profit d’autres. Plus que dans les comparaisons, la force de Mosès réside dans le fait de révéler des intentions, des attitudes : ainsi apprend-on que Celan raille la posture solennelle de la ballade de Goethe, Le Roi de Thulé, « non sans des accents douloureux », et annonce une continuité « entre le noble passé classique et le présent menaçant ». Sa lecture est donc fondamentalement interprétative – une « lecture pensante » pour reprendre le terme d’Olivier Riaudel, dans sa recension d’Au-delà de la guerre. Trois études sur Levinas, de Mosès, dans la Revue d’éthique et de théologie morale 1/2005, n°23 – sans néanmoins voler au lecteur le plaisir de se faire sa propre opinion.
Ainsi, Mosès se fait tisserand, et élabore une trame, un réseau de relations, de rapports plus ou moins directs et subtils; il suggère habilement les correspondances, notamment entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan : « Ces correspondances [structurelles, métaphoriques] incitent à se demander s’il n’est pas possible de lire le poème d’Ingeborg Bachmann comme une tentative de dialogue dont le destinataire serait probablement Paul Celan » écrit-il ainsi dans son chapitre consacré au thème du festin des dieux. Mosès y met en lumière les allusions de Celan, dont certaines n’échapperaient sans doute pas au lecteur attentif, mais qui ouvrent toujours une réflexion intéressante et même étonnante. Par une déconstruction syntaxique – dont le manque de structure peut, certes, éprouver le lecteur – Mosès rend également hommage à l’extraordinaire travail de traduction entrepris par Celan (qui, outre Apollinaire, a traduit du français Valéry, Bonnefoy, Michaux ou encore Supervielle) et en révèle toute la virtuosité, depuis son titre jusqu’à son schéma rythmique.
Moses, dans la continuité de l’interprétation de l’œuvre, imagine le processus de création poétique de Celan, qui à son tour livre des clefs de compréhension précieuses. Ainsi le poème Verwaist im Gewittertrog prend-il tout son sens à la lumière des (probables) sources d’inspiration de Celan : « une promenade dans un lieu saturé par les pluies » et la découverte, « par hasard [d’]une dépression rocheuse où […] s’était accumulée une masse boueuse de terre et de cailloux », spectacle que Celan a ensuite associé à l’image « d’un autel de pierre biblique sur lequel les restes d’un ancien sacrifice, frappés par l’éclair, ont peu à peu pourri » (p.105). On ne peut que saluer le travail de reconstruction engagé par Moses, sans doute facilité des ponts entre la pensée des deux auteurs et avant tout par le partage de la culture juive. Le poème Verwaist im Gewittertrog, comme beaucoup d’autres dans la poésie plus tardive de Celan, ne peut en effet se lire et se comprendre qu’avec la possession de références propres au judaïsme, à ses pratiques et à ses métaphores.
Devenues orphelines dans l’auge : Verwaist im Gewittertrog
d’orage
les quatre coudées de terre : die vier Ellen Erde
obscurcies, les archives : verschattet des himmlischen
du scribe céleste : Schreibers Archiv
enseveli, Michaël : vermurt Michael
noyé dans la vase, Gabriel : verschlickt Gabriel
moisie dans l’éclair de pierre : vergoren im Steinblitz
l’offrande sacrée. : die Hebe.
En outre, Verwaist im Gewittertrog permet à Moses d’aborder directement les rapports entre poéticité et référencialité et de développer d’autres hypothèses : l’idée d’un processus associatif unissant les éléments de la réalité observée à des éléments de la culture et de la tradition juives ; la conversion de certains de ces éléments en simples signes, « traduction métaphoriques de l’existence juive » ; et une troisième dimension interprétative et énonciative, poétique et métaphysique. C’est ainsi que Mosès révèle le Celan allégoriste par essence, d’après la définition de Walter Benjamin.
On ne pourrait donc que saluer l’extraordinaire et remarquable sensibilité de Moses, qui lui permet non seulement d’expliquer la grammaire et la syntaxe très complexes de Celan mais surtout le contenu sémantique et poétique, et par là même, de révéler la beauté de son écriture. On laissera de côté les traductions médiocres de Mosès pour acclamer ses analyses, toutes en subtilité, qui révèlent une grande densité d’images et de sens. Mosès sait interroger un texte, un mot, pour revenir à la source, à l’étymologie et en révéler la richesse. Chez Celan, il n’y a jamais de hasard : chaque terme est pesé, avec son étymologie et son histoire. L’essayiste l’a bien compris, et suit une approche herméneutique stricte : son fils raconte, dans son hommage, que, dans les manuscrits du père, le poème « Engführung » « est non seulement souligné et assorti, vers par vers, de notes et de références, mais décomposé au moyen de crayons de couleurs variées qui, d’un trait, de plusieurs, d’un cercle ou d’un carré, isolent et mettent en relief telle strophe, tel mot, telle syllabe », et de conclure : « Par ce moyen se révèle de façon graphique, diagrammatique, pourrait-on dire, un des aspects les plus fondamentaux et cachés à la fois de tout poème : sa nature intrinsèquement orchestrale ». Mosès réussit donc à ressusciter le Paul Pessakh Celan, de son nom hébreu, signifiant « passeur », « bouche qui relate », « pour que surgisse, au terme d’un parcours où il cheminait au côté de l’œuvre sans jamais s’imposer à elle, la vérité du commentaire », pour reprendre les mots d’Emmanuel Mosès.
rationnalisé, il faudrait parler d’une existence rationnalisée qui empêche ainsi de fantasmer, tout étant donné ex ante, l’autre ayant disparu, c’est ce que Han nomme l’Agonie de l’Eros, du titre original de son essai. L’exhibition économique est nivellement, lissage, fin des aspérités et des mystères. L’argent « nivelle les différences essentielles ».