Recension critique
Pourquoi aime-t-on un film d'Alessandro Pignocchi, 2015
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Par Louise Cognard, membre Et Alii, Janvier 2016
Dans son essai, Pignocchi a pour projet de « développer une théorie générale décrivant les mécanismes psychologiques qui sous-tendent l'appréciation des films ». Se refusant au jugement normatif, il envisage le film comme un acte de communication par lequel le créateur cherche à partager ses états mentaux, et que le spectateur reçoit et interprète. Pour aimer un film, nous semblons donc juger l’intention du créateur plutôt que le résultat lui-même…
« Et vous me dites, amis, que des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter. Mais toute vie est lutte autour des goûts et des couleurs! », s'exclame Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra[1]. Il résume finalement assez bien le paradoxe décrit par Alessandro Pignocchi, chercheur en sciences cognitives et en philosophie de l'art et auteur de l'essai Pourquoi aime-t-on un film ? Quand les sciences cognitives discutent des goûts et des couleurs. Celui-ci constate le paradoxe de la réception dans la philosophie de l'art qui oppose la théorie de l'existence d'une vraie valeur, d'une hiérarchie des goûts à celui d'un relativisme absolu de l'appréciation esthétique. L'auteur utilise le biais des sciences cognitives pour travailler sur ce paradoxe même s'il botte en touche en refusant d'énoncer un discours normatif. La question ne serait donc pas tant pourquoi on aime un film mais plutôt comment on aime un film. En effet, dans son introduction, Pignocchi énonce le projet de « développer une théorie générale décrivant les mécanismes psychologiques qui sous-tendent l'appréciation des films »[2]. Le paradoxe de la réception qui ouvre son essai ne serait alors qu'un « outil méthodologique »[3] destiné à servir son propos.
Si la tradition des études cinématographiques est presqu'aussi longue que l'existence-même du cinéma, la relation entre les sciences cognitives et le cinéma est beaucoup plus récente et controversée. Les travaux reconnus sur le spectateur se situent plutôt du côté des sociologues comme Emmanuel Éthis ou chez les cinéastes eux-mêmes comme Jean-Louis Comolli dans une perspective plutôt militante[4]. Laurent Jullier, théoricien du cinéma qui a signé la préface de l'ouvrage de Pignocchi, explique cette relative indifférence des études cinématographiques[5] par le fastidieux jargon utilisé habituellement par les sciences cognitives et par le caractère anti-romantique de ces sciences dures qui ont pour objectif « de faire la part de ce qui relève des universaux et de ce qui, par soustraction, relève des particularités culturelles ». Or la recherche des universaux conduit souvent à découvrir qu'on est « comme tout le monde », ce qui est antinomique à l'art. Pourtant selon Jullier, les sciences cognitives seraient très utiles dans le domaine de l'art puisqu'elles seraient « dans le cadre d’une approche esthétique (ou comparative ou textuelle, comme vous voulez), ce que Bourdieu dit de la sociologie : (…) un instrument de vigilance. Leurs découvertes empêchent l’esthéticien d’écrire trop de bêtises impressionnistes, ou en tous cas lui permettent de voir quand il est dans la description objective et quand il est dans l’autobiographie ou la poésie. »[6] Pourtant la force de l'essai de Pignocchi semble justement résider dans sa capacité à concilier approche cognitive et poésie, c'est-à-dire à décortiquer la réception artistique sans en perdre le parfum.
Notre auteur n'est pas novice dans la matière, bien au contraire. Cet essai s'inscrit dans la continuité de son ouvrage précédent, L'Oeuvre d'art et ses intentions[7] dans lequel il établit une théorie générale de la réception de l'art, déjà esquissée dans sa thèse soutenue à l'EHESS en 2008 intitulée « Les intentions du dessinateur : un cas d'étude à l'interface entre la philosophie de l'art et les sciences cognitives ». A part un goût personnel pour le cinéma, la question de la spécificité du cinéma au sein de l'art en général reste irrésolue dans son essai. En quoi le cinéma, plus qu'un autre art, mérite-t-il un ouvrage spécifique ? La question mériterait d'être posée ; peut-être le choix se justifie-t-il par l'idée que le cinéma est un art complexe dans la mesure où il convoque à la fois la vue et l'ouïe mais aussi indirectement l'odorat et le toucher et qu'il est donc pertinent pour les sciences cognitives qui ont en partie pour but d'expliquer le lien entre sensations et sentiments.
La structure de l'essai de Pignocchi est limpide. L'auteur part du constat le plus simple possible, d'une acception la plus « grossièrement » tracée de ce que serait la réception du cinéma pour affiner progressivement l'analyse et mettre en valeur ce qui fait l'originalité de cette réception. En amont, il se distingue clairement des autres méthodes d'analyse. Il écarte dans un premier temps l'analyse d'André Bazin, le pape de la critique française qui voudrait évaluer un film en fonction de son rapport à la réalité, de son « réalisme ». Cette critique du jugement d'un film selon son degré de réalisme permet ensuite à Pignocchi d'aborder sa propre théorie qui dépasserait le critère de réalisme au moyen du critère d'intention. Finalement, André Bazin ne jugerait pas tant le réalisme de l'oeuvre en soi – il est évident pour le spectateur qu'il ne s'agit pas de la réalité – mais plutôt l'intention de réalisme du réalisateur. Dans un deuxième temps, l'appréciation d'un film selon le seul jugement des prouesses techniques et conventionnelles de l'oeuvre est également balayée par Pignocchi. Une fois qu'il a fait place nette, l'auteur est libre de nous présenter sa propre théorie. Elle prend pour point de départ la différence de perception que tout individu opère entre un acte qu'il juge intentionnel ou non-intentionnel. Selon Pignocchi, à partir du moment où je détecte une acte intentionnel, je cherche à comprendre précisément en quoi consiste cette intention et à comprendre les motivations de l'auteur de l'acte, ce qu'il appelle les « états mentaux » du créateur. Un film, contrairement à un paysage, est donc immédiatement reçu comme un acte intentionnel. Les recherches en sciences cognitives rapportées par Pignocchi lui permettent d'envisager un film comme un acte de communication par lequel le créateur cherche à partager ses états mentaux. La subtilité étant que ce partage peut s'apparenter à un soliloque – le créateur se communiquant à lui-même ses propres états mentaux – ou bien à une véritable intention de partage avec les spectateurs. Cette différence n'est cependant soumise à aucun jugement de la part de l'auteur.
L'idée centrale s'articule autour de l'idée qu'un film est un acte de communication que le spectateur reçoit et qu'il interprète nécessairement. Selon les travaux en sciences cognitives, Pignocchi nous explique que les perceptions sensibles n'échappent pas aux interprétations. Les unes enrichissant les autres et vice versa. Comme le dirait un certain coureur cycliste, c'est à « l'insu de son plein gré » que le spectateur cherche à comprendre les états mentaux que le réalisateur, ou du moins celui que l'on considère comme le créateur, a projeté dans son film. Nul besoin d'être André Bazin pour interpréter Le voleur de bicyclette de Vittorio De Sica. La différence est qu'André Bazin révèle à sa conscience ce qu'il a inconsciemment interprété. Alors que chez d'autres spectateurs, peu rodés à l'exercice, l'interprétation, bien que formulée, restera inconsciente. Ainsi, lorsque nous critiquons un film en sortant d'une salle de cinéma, nous pouvons le trouver « lourd », « sincère » ou encore « prétentieux ». Ce vocabulaire trahit selon l'auteur la façon dont jugeons un film : nous jugeons l'intention du créateur plutôt que le résultat en lui-même.
Evidemment, si la réception d'un film résidait seulement en un acte communicatif, l'intérêt du cinéma serait moindre. Pourquoi exprimer avec des images ce qu'il serait plus aisé – Pignocchi dirait « pertinent » – de communiquer verbalement ? La deuxième grande partie de l'ouvrage démontre la spécificité et la force du cinéma à travers le concept de « communication floue ». Il semble bien que cela soit un lieu commun que de dire que les mots manquent parfois pour décrire une situation, qu'ils sont insuffisants. N'est-ce pas Gustave Flaubert le premier qui écrivait que « la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles » ?[8] L'apport nouveau des sciences cognitives serait de montrer, à travers la théorie de la cognition incarnée qui s'oppose à la théorie du langage de la pensée, que nos perceptions sensorielles ne sont pas obligatoirement verbalisées avant d'être comprises et interprétées. Selon la théorie de la cognition incarnée, nous pouvons interpréter directement et de manière plus riche des états mentaux « expérientiels », c'est-à-dire dans un format analogique qui s'apparente à celui des images et des sensations et non pas au format digital, celui des mots, des phrases et des symboles logiques. Cette théorie de la cognition incarnée permet de justifier l'idée de l'auteur selon laquelle chaque spectateur sans exception interprète les intentions de l'auteur puisque l'interprétation de celles-ci ne nécessitent pas une verbalisation. En effet, une image cinématographique peut nous en dire bien plus que sa description. Pour preuve, Pignocchi nous rappelle le sentiment de frustration qui nous prend lorsque nous voulons raconter une scène de cinéma à un ami mais que les mots nous manquent. Plus démonstratif encore serait le passage de l'essai sur les métaphores qui, bien qu'intégrées au sein du langage, fonctionnent par analogie et convoquent une infinité de détails et d'interprétations. Or la qualité de l'ouvrage de Pignocchi se distingue justement dans sa volonté de développer et d'étirer ses exemples afin de se faire comprendre par son lecteur alors même qu'il essaie d'écrire l'indescriptible : la supériorité de l'image, c'est-à-dire la communication floue, sur le verbe !
Il serait aisé de reprocher à Pignocchi d'utiliser un nouveau lexique, un peu jargonneux – le glossaire en fin d'ouvrage est le bienvenu – pour écrire des idées déjà connues et exploitées précédemment. C'est d'ailleurs souvent le reproche que l'on fait aux sciences cognitives, de vouloir s'imposer dans le champs des sciences humaines au risque de les réduire et de les simplifier[9]. Néanmoins les sciences cognitives convoquées par Pignocchi permettent d'apporter un nouveau regard scientifique sur nos intuitions et l'auteur maîtrise l'art des belles formules pour démontrer des lieux communs souvent mal exprimés, comme celui de l'intérêt, voire de la supériorité d'une communication visuelle plutôt que verbale. Enfin, l'auteur ne renie pas les travaux en sciences humaines, particulièrement en littérature puisqu'il convoque à la fois le théoricien littéraire structuraliste Gérard Genette et l'auteur sensualiste par excellence, Marcel Proust. Les allusions directes ou indirectes à La Recherche sont particulièrement plaisantes à la lecture. On pense notamment à une des descriptions qui a pour but de montrer que selon l'intention que l'on prête au créateur notre jugement esthétique est modifié. Il s'agit du ressenti d'un promeneur qui s'attarde devant une maison bordée d'aubépines qu'il juge « kitsch » et donc de mauvais goût si dans un premier temps il considère que l'intention du jardinier était naïve et sans second degré. En revanche, si le promeneur juge qu'en fait l'intention du jardinier était ironique, alors son opinion changera et il trouvera l'effet kitsch des aubépines osé et bienvenu. Pour autant les descriptions « cognitives » de Pignocchi résonnent quand même fortement avec les théories de la réception en littérature. Les sciences cognitives n'apporteraient alors que des preuves expérimentales à ce qui a déjà été théorisée. L'Ecole de Constance dans les années 1970 n'a pas attendu les sciences cognitives pour donner au lecteur toute son importance dans le rôle de l'appréciation esthétique d'une œuvre. Hans Robert Jauss, par exemple, a décrit les différentes actions du lecteur face à une œuvre. La première consiste en une recherche des significations de l'oeuvre qui font directement écho aux intentions définies par Pignocchi. La deuxième s'incarne dans une remise en contexte de l'oeuvre par le lecteur, ce que Pignocchi traduit par les connaissances antérieures ou postérieures du spectateur sur le cinéma en général et sur les intentions du réalisateur. Jauss utilise la formule imagée et explicite d'« horizons d'attentes du lecteur ». Enfin la troisième appelle à une compréhension immédiate du texte, de sa valeur esthétique et de l'effet que lecture produit sur soi-même. On observe donc déjà chez Jauss, l'immédiateté de l'interprétation que Pignocchi présente dans son travail comme une découverte.. Ce dernier semble donc dire autrement et pour le cinéma, ce que Jauss décrivait pour la littérature dans les années 1970. Même l'idée que l'oeuvre est un acte communicatif en lui-même entre le créateur et le récepteur se trouve déjà chez Umberto Eco et sa théorisation du « lecteur-modèle » selon laquelle chaque texte dessinerait en creux un lecteur. En définitive, chez Pignocchi, le vocabulaire change mais le sens reste. Comme nous l'avons déjà dit la pertinence des sciences cognitives résiderait alors peut-être dans l'apport de preuves « scientifiques » des théories esthétiques.
Finalement, l'intérêt de l'ouvrage de Pignocchi est à trouver dans son écriture didactique et limpide mais aussi poétique car elle s'attarde sur des descriptions à la fois sensualistes et introspectives puisqu'il s'agit de dépeindre les états mentaux du spectateur et du créateur mais aussi d'individus interagissant dans des situations sociales quotidiennes banales. Or la manière dont Pignocchi décrypte la banalité est résolument plaisante. Mais c'est surtout dans ce que l'auteur se refuse en apparence de faire qu'il se révèle le plus fort : le jugement normatif. Il se dessine entre les lignes de l'ouvrage une volonté de rafraîchir la critique cinématographique qui pèche trop souvent par l'absence de ses critères de jugement et par son apparente supériorité. Le critique consacre de façon absolu les chefs d'oeuvre et répudie les « nanars » sans prendre la peine de justifier sa grille de lecture. Cette condamnation implicite de Pignocchi semble la bienvenue. Et c'est aussi dans son ambition de proposer, grâce à sa théorie, une nouvelle façon d'interpréter les films qu'il se montre le plus intéressant. Certes, en avançant l'idée qu'à travers la communication floue, non verbale, une infinité d'interprétations semble possible, l'auteur semble pencher pour un relativisme le plus total. Pour autant, il cherche également à prouver que ne pas aimer un film viendrait d'abord de notre incapacité à comprendre les intentions d'un auteur, d'où le rôle non négligeable d'un critique qui serait à même de transmettre les outils d'analyse au public moins érudit. De surcroît il est possible de déceler ça et là le critère esthétique de Pignocchi qui se reflète dans les films qu'il a choisi, selon ses goûts personnels comme il l'écrit lui-même. Or, l'auteur semble écrire que plus grande est la richesse d'interprétation meilleur est le film. La diversité des interprétations serait un critère de qualité. Ainsi, plus il serait difficile de verbaliser les intentions de l'auteur, plus la recherche de sens devient passionnante. Ce jugement est évident dans l'analyse foisonnante et passionnante que partage l'auteur sur des films de Terrence Malick dont l'intention derrière certains plans reste très obscure et incomprise par une grande majorité du public. Il faut laisser le mot de la fin à Pignocchi lui-même pour comprendre toute la portée de son critère esthétique : « l'une des fonctions de la création artistique est d'explorer, d'enrichir et de créer des représentations expérientielles situées dans des zones de l'espace conceptuel particulièrement éloignées de toute possibilité de désignation verbale simple ».
[1]Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, 1947, p.119
[2]Pignocchi, Pourquoi aime-t-on un film ? Quand les sciences cognitives discutent des goûts et des couleurs, Odile Jacob, 2015, p.19
[3]Ibid.
[4]Voir l'intervention de Carole Desbarats dans l'émission « La Grande Table (deuxième partie) » du 13 mai 2015
http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-2eme-partie-qu-est-ce-qu-un-bon-film-2015-05-13
[5]Voir entretien avec Laurent Jullier sur : http://www.cadrage.net/entretiens/cinecognition/cinecognition.html
[6]Voir entretien avec Laurent Jullier sur : http://www.cadrage.net/entretiens/cinecognition/cinecognition.html
[7]Pignocchi, L'Oeuvre d'art et ses intentions, Odile Jacob, 2012
[8]Flaubert, Madame Bovary, La bibliothèque électronique du Québec, p.393-394
[9]Voir notamment l'article de Rémi Sussan sur Internetactu.net du 29/04/2010 :