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La crise politique dans la Condition de l'Homme moderne de Hannah Arendt

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Par Sophie Chetrit, membre Et Alii

 

 

Dans la Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt laisse planer la menace d’inertie sur le monde moderne. La disparation progressive de toute forme d’action enfermerait et isolerait des individus qui ne parviendraient plus à retrouver le sens commun. Dès lors, il revient de s’interroger sur les conditions d’existence d’un espace public permettant l’expression de l’humanité grâce au politique.

       Hannah Arendt est surtout connue pour ses travaux sur le totalitarisme, la modernité et l’activité politique. Elevée à Königsberg par une mère progressiste, elle a grandi dans une famille de juifs laïcs. Celle-ci étudie la philosophie, la théologie et le grec à l’Université d’Heidelberg, où elle suivit les cours de Husserl, Karl Jaspers et Heidegger. C’est ce dernier, avec qui elle aura une aventure, qui aura le plus d’influence sur son œuvre. Notre théoricienne rencontre la politique à travers la question juive, notamment lors de la montée du nazisme. Elle doit alors fuir l’Allemagne pour s’installer d’abord en France, avant de partir pour les Etats-Unis. Une fois là-bas, elle collaborera avec plusieurs journaux, dont le fameux hebdomadaire Aufbau et enseignera dans diverses universités. Malgré sa formation en philosophie et ses nombreux théories dans ce domaine, elle refuse néanmoins de se définir comme philosophe et préfère évoquer sa profession, soit professeur de théorie politique. En 1951, elle publie son premier ouvrage politique Les Origines du totalitarisme, dans lequel elle analyse les régimes totalitaires. Sept années plus tard, c’est La Condition de l’homme moderne qui paraît. Analyse de la modernité, celui-ci relève de l’anthropologie philosophique ; il constitue le livre de la reconstruction. S’ensuivront La crise de la culture, l’Essai sur la Révolution et Eichmann à Jérusalem.

         C’est à la Condition de l’homme moderne que nous porterons une attention particulière. The Human Condition de son titre original se compose de deux parties. Dans la première, Hannah Arendt spécifie les activités de la vita activa, soit le travail, l’œuvre et l’action ainsi que leurs significations. Dans la seconde, elle effectue une étude davantage historique en présentant des événements inhérents à la modernité, comme l’essor de la science ou encore l’aliénation des travailleurs. Elle laisse dès lors planer la menace d’une inertie sur le monde moderne, expliquant que la disparation progressive de toute forme d’action enferme et isole les individus qui ne parviennent plus à retrouver le sens commun. Centré sur la modernité, cet ouvrage place néanmoins la politique au centre du débat. Si l’on trouve seulement quelque fois le terme de démocratie dans la Condition de l’homme moderne, elle est néanmoins souvent évoquée à travers l’expérience grecque. De même, Claude Lefort peut bien affirmer qu’Hannah Arendt ne se serait pas posée la question du problème de la démocratie[1], elle centre tout de même sa réflexion sur les conditions d’existence d’un espace public permettant l’expression de l’humanité grâce au politique. Dès lors, il semble difficile de nier l’aspect purement politique de l’œuvre. On peut d’ailleurs voir que la condition moderne touche en de nombreux points à la sphère publique. Dès lors, dans quelles mesures la crise de la modernité évoquée par Hannah Arendt est-elle surtout celle du politique ?

         Alors que la condition de l’homme moderne est définie à la lumière du politique, celui-ci semble avoir du mal à en trouver le sens dans la société de masse où il vit. Ainsi, il semble nécessaire de déterminer les conditions d’existence d’un espace public qui permettrait d’en revenir au-monde, soit de retrouver une place dans le monde commun grâce à la politique.

 

                        1. La condition de l’homme moderne : une condition définie à la lumière du politique

         Dans la Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt définit les modalités de l’agir humain, en définissant l’action comme le lieu de la liberté politique. Ainsi, elle dégage les conditions philosophiques de l’action politique.

 

           A) La définition des modalités de l’agir humain : une définition qui met l’action politique au centre de la vita activa

         Partant de la distinction entre vita activa et vita contemplativa, Hannah Arendt définit l’homme comme un animal social, caractérisé par trois activités : le travail, l’œuvre et l’action.

         L’homme est ici défini selon une série de distinction : vita activa/vita contemplativa, domaine public/privé, polis/famille, éternité/immortalité etc. On s’intéressera tout d’abord à la première de toutes ces séparations. Alors que Platon affirmait la supériorité de la contemplation sur toutes les activités, y compris l’activité politique, notre théoricienne s’attèle à réhabiliter la vita activa, qu’elle oppose au repos de la vita contemplativa. Elle distingue ainsi la politique de la philosophie sans manquer de rappeler que toutes les expériences politiques de l’humanité sont nées du procès de Socrate et du conflit entre philosophe et polis.

         Néanmoins, elle refuse de considérer l’homme comme un être pré-politique. Si Aristote conçoit l’homme comme un animal politique (zoon politikon), Hannah Arendt le voit comme un animal social. Ainsi, elle rejette la notion de bios politikos, soit une vie politique qui réunit l’action (praxis) et la parole (lexis) et précède l’existence de la polis. Au contraire, elle considère que l’homme n’a pas d’essence politique, celle-ci ne prenant sens que dans un espace commun. En conséquence, elle pointe le fait que le sensu communis soit le sens politique peut disparaître, dans l’éventualité où l’homme s’avère inapte à créer le monde commun dans lequel il peut se réaliser.

         Dès lors, une triple caractérisation de la condition humaine, à travers cette notion de vita activa, s’impose. Trois activités sont définies : le travail, assimilé à la nécessité, l’œuvre, qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine, et l’action soit l’activité qui met directement les hommes en rapport. L’animal laborans en travaillant, produit des biens absorbés par le processus vital. Pour les Grecs, le travail correspondait alors à l’asservissement à la nécessité et était effectué par des esclaves qui n’avaient guère accès à l’espace politique. Hannah Arendt définit ainsi l’animal laborans comme un être « isolé pour accomplir une tâche spécifique à laquelle il n’attribue comme finalité que la reproduction matérielle de son existence »[2]. Ensuite, il est possible de distinguer l’homo faber, créateur de l’œuvre. En philosophie, cette notion fait référence à l’homme en tant qu’être capable de fabriquer des outils, de façonner et transformer son environnement. Ces deux domaines se situent en dehors de la sphère politique et sont de ce fait, moins considérés par notre théoricienne que l’action. On peut d’ailleurs lui reprocher, comme Céline Erhwein Nihan, sa conception insuffisamment différenciée de ces domaines prétendument non politiques[3]. Pour finir, on peut noter la présence de l’action, soit une activité propre à la condition politique de l’être humain, qui s’effectue dans le monde commun. L’action est appelée à devenir le lieu de la manifestation et de la réalisation de la liberté et de l’égalité des citoyens. Hannah Arendt insiste sur l’importance de cette dernière au détriment des deux autres activités, puisque c’est elle qui doit révéler l’essence de l’être. Dès lors, « il est raisonnable de penser qu’Hannah Arendt tente d’élaborer (…) une pensée du caractère éminemment politique de l’existence humaine »[4], en mettant au centre de la caractérisation humaine une action définie comme un lieu de liberté politique.

 

          b) L’action comme lieu de la liberté politique

         L’action est l’activité la plus importante de la condition humaine. Partant d’un fait de naissance, elle permet de révéler l’homme dans la parole et l’agir malgré l’ambigüité de ce processus.

         La capacité des hommes à l’exercice du pouvoir politique trouve son essence dans un fait de naissance. Préalable indispensable, elle crée l’existence humaine. La liberté notamment, s’enracine dans l’être natif, bien qu’elle ne s’exprime qu’à travers l’action publique.   

         En effet, c’est dans cette action que l’homme peut se révéler. Selon Etienne Tassin[5], l’action est une fonction permettant de franchir l’abîme du chaos politique et du nihilisme. Ainsi, l’auteur de la Condition de l’homme moderne considère que la vie ne devient véritablement humaine que dans le partage d’un monde commun. Grâce à la parole, l’action et au développement de la mémoire, celui-ci doit permettre à l’homme de devenir égal à la nature, soit éternel, comme dans le monde grec où la vie individuelle (bios) s’enracinait dans la vie biologique (zoe). Dès lors, « Arendt définit aussi un rôle important à la parole quand elle devient récit dans un espace public et au récit quand il devient inscription dans la mémoire et l’histoire »[6]. La politique a en conséquence la possibilité de redonner le monde aux hommes à travers l’action commune. Sur ce point, elle s’éloigne radicalement de la conception d’Heidegger en dessinant cet espace pluriel de dialogue. Alors qu’il envisageait un espace solitaire de la parole ou du poète à l’écoute de l’Etre, elle propose un monde où tout citoyen doit s’accomplir par le partage.
         Malgré tout, on constate une certaine ambigüité de l’action puisque celle-ci est supposée déclencher et interrompre les décisions en fonction de la participation, être à la fois commencement et processus. Comme l’explique Canovan Margaret, « Arendt insiste sur le fait que le processus est l’issue propre de l’action »[7]. Néanmoins, si elle peut signaler un début, celle-ci n’est pas pour autant maitre de ce qu’elle initie. L’action peut en effet susciter une frustration due à des résultats imprévisibles et des processus parfois irréversibles. Nous pouvons alors « perdre ce que nous ne sommes pas capables d’arrêter ». [8]

 

         L’entreprise arendtienne part de la déconstruction de l’idée de nature humaine[9]. Définissant les modalités de l’agir humain, elle affirme rapidement la prééminence de l’action et donc du politique, qu’elle définit comme le seul moyen d’accomplissement de la vie humaine. La condition de l’homme moderne attrait donc au politique, tandis que la crise de la modernité vient de son incapacité à retrouver le sensu communis dans la société de masse où il vit.

 

                              2. Une société de masse inapte à retrouver le sens du politique

         Suite à la publication des Origines du totalitarisme, Hannah Arendt affirmait que les éléments caractéristiques de la modernité se repéraient dans ceux du totalitarisme. Elle distingue alors les traits spécifiques de la crise de la modernité et de l’aliénation.

 

            a) La crise de la modernité : de la société de masse à l’acosmisme 

         Grâce à des analyses « existentiales » et « époquales », il est possible de définir la société de masse comme une société d’individus isolés et atomisés. Le manque de distinction entre sphère publique et privée ainsi que l’avènement du social marquent l’acosmisme.

         L’une des difficultés majeures réside dans le fait qu’avec l’apparition de la société, la frontière entre domaine public et privé s’efface. Dans le monde grec, le domaine public constituait le monde commun, offrant la possibilité de découvrir l’éternité dans l’espace public. Le domaine privé pour sa part, était la garantie de la propriété, soit de l’existence humaine dans la sphère publique à laquelle les esclaves n’avaient pas accès. Ainsi, comme l’explique Françoise Collin, Hannah Arendt définit le privé « seulement comme privation et l’assimile au domestique »[10]. Elle assimile la vie dans la polis à la liberté, puisque celle-ci ne connaît que des égaux, et l’oppose à la famille où l’autorité du père prédomine. Une transcendance était autrefois nécessaire pour accéder au domaine public, celle-ci étant à la base de la conscience politique grecque. La modernité ignore cette antique distinction. De plus en plus de domaines privés s’incluent dans le public. Tout d’abord, parce que les organisations sont davantage pensées sur le modèle familial. Ensuite, en raison d’une extension moderne du ménage en sphère socio-économique. De ce fait, notre auteur conclue que les hommes n’ont alors en commun plus que leurs intérêts privés. Il est donc possible de faire un parallèle entre sa théorie et celle de Benjamin Constant, qui conçoit la liberté des modernes comme celle de cultiver ses passions privées plutôt que publiques. En plus, elle redoute le fait que cette évolution n’ait contribué à une forme moderne de solitude : « un esseulement qu’Arendt oppose à la nécessaire solitude qui est la condition d’exercice de la pensée, conversation silencieuse de soi avec soi, compagnie à soi-même » [11].

         L’apparition de la société de masse a elle aussi changé la donne. Elle a transformé l’égalité citoyenne antique en égalité moderne, soit un conformisme inhérent à la société, le comportement remplaçant l’action comme mode primordial de relations humaines. Le domaine privé autrefois réservé à l’individualité devient de moins en moins singulier. Ce qui s’identifiait aux intérêts individuels se transforme en intérêts publics, la société pénétrant le domaine public en se travestissant en organisation de propriétaires. L’économie (oika) quitte la maison. Elle prend en otage le politique, l’absorbe. Dès lors, « La véhémence arendtienne de la critique du social (…) doit être comprise comme la critique d’une société dans laquelle le circuit production-consommation dissout la citoyenneté et l’humanité, dans laquelle l’économie absorbe le politique »[12]. Elle s’oppose d’ailleurs sur ce point à Castoriadis, qui lui considérait l’intégration de la dimension économique à la politique comme un aspect incontournable et nécessaire. Elle regrette et attribue cette extension au passage de la propriété à la richesse, et la considère comme étant à l’origine de l’aliénation.


         b) Une aliénation qui prive l’homme du politique

         Hannah Arendt identifie la liberté politique comme la condition qui transforme les individus en êtres humains. Celle-ci s’effectuant dans un monde commun, elle semble difficilement réalisable dans une société de masse pour trois différentes raisons. L’œuvre est désormais subordonnée au travail et l’agir soumis au schème de l’œuvre tandis que cette dernière est contaminée par des traits de l’action proprement dite.

         Evènement caractéristique de la société capitaliste moderne, l’œuvre est absorbée dans le travail, soit une disposition de la vita activa incapable d’instituer un lien humain. Dès lors, l’animal laborans supplante l’homo faber. La distinction entre ces deux notions renvoie à celle entre travaux manuels et intellectuels, arts serviles et arts libéraux. L’animal laborans est hors du monde, le fardeau de la vie biologique pèse sur son existence proprement humaine. Il triomphe de l’homo faber, le travail étant désormais au sommet de la hiérarchie. On retrouve en conséquence une forme d’aliénation de cet homo faber : alors qu’il échangeait autrefois son travail, il est désormais plongé dans l’isolement puisqu’il ne fabrique plus que des fragments d’objets et n’échange plus directement ses produits. La division du travail le conçoit ainsi comme un animal laborans : « isolé pour accomplir une tâche spécifique à laquelle il n’attribue comme finalité que la reproduction matérielle de son existence »[13]. On peut ici effectuer un parallèle avec la théorie de Marx, qu’Arendt avoue critiquer au début de son chapitre « le travail ». Selon lui, l’aliénation correspond à la réduction des ouvriers au statut de machine. Néanmoins, il considère le travail comme la plus haute faculté d’édification humaine et définit d’office l’homme comme un animal laborans, puisque il voit la force de la vie comme étant la fécondité. Notre théoricienne s’oppose à cette vision, partant du principe que le travail ne produit que des biens périssables et consommables quand la politique permet la gloire éternelle. De ce fait, elle critique cette condition, qui à l’époque moderne crée un désintérêt pour la politique. Elle comprend l’aliénation en regard du monde en sa réalité objective ou intersubjective, comme un détachement du monde.
         Ensuite, elle conteste le fait que l’agir soit désormais soumis au schème de l’œuvre. C’est la représentation artificialiste de la politique qui est à l’origine de la subordination de la poièsis à la praxis. En effet, l’époque moderne dénonce « l’inutilité, la vanité de l’action et de la parole en particulier et de la politique en général » [14], ce qui crée un désir de substituer le faire à l’agir, dans le but de conférer aux domaines des affaires humaines une solidité comparable à celle de l’œuvre.

         Pour finir, la contamination de l’œuvre par l’action est le dernier trait de la crise de la modernité. Le processus de technisation a crée une nouvelle tension, l’œuvre bénéficiant désormais du caractère illimité et instable de l’action, devenant ainsi un danger et une menace pour elle-même. L’œuvre en tant qu’activité de fabrication et de création n’a désormais plus pour objectif de produire des objets stables et durables ; elle devient une source d’incertitude. De plus, l’essor des sciences et techniques, depuis l’invention du télescope, consiste à produire un point de vue sur le réel et l’humain, supposé davantage valable que celui dont l’homme dispose. On a en conséquence un asservissement à la science alors qu’elle peut avoir des effets catastrophiques. Néanmoins, « Hannah Arendt n’est pas une adversaire de la science et de la technique : ce qu’elle dénonce, c’est leur développement autonome, indifférents aux effets délétères qu’il peut entraîner ».[15] La technique, même si elle isole les individus peut permettre de les libérer des contraintes liées à la reproduction de leur existence matérielle, en exerçant le rôle qui dans l’Antiquité était réservé aux esclaves.


         La crise de la modernité, de même que l’aliénation qui s’ensuit, est « un fait avéré et définitif »[16]. On retrouve ici un schème du désoeuvrement ; le monde peut conduire à la désolation dès lors qu’il interdit une expérience commune. Pathologiquement, la politique s’est déguisée en «art d'obtenir une soumission consentie»[17]. Les individus renoncent à s’engager dans cette sphère, oubliant qu’elle seule peut permettre de sortir de l’enfermement pour redonner le monde aux hommes à travers l’action commune.

 

                                  3. Les conditions d’existence d’un espace public qui permettrait d’en revenir au-monde

 

         A la crise de la modernité, Hannah Arendt oppose les conditions d’existence d’une démocratie qui permettrait aux hommes de retrouver le sens commun. Dès lors, comme Jean-Claude Poizat l’affirmait, la Condition de l’homme moderne peut se comprendre comme une réponse à la question suivante : « à quelles conditions un monde non concentrationnaire est-il possible ? »[18]. A cela, notre théoricienne répond en insistant sur la nécessité de pluralité et de partage d’un monde commun.

 

         a) La nécessaire pluralité

 

         Hannah Arendt défend l’idée que la pluralité et la diversité sauvent la vie démocratique. Elle rejette alors tout système représentatif et établit les conditions de toute vie politique.

         Celle-ci conçoit la vie publique comme étant davantage liée à un agir pluriel qu’à une forme de régime. Ainsi, « ce sont des hommes et non pas l’homme (..) qui vivent sur terre et habitent le monde, cette pluralité est spécifiquement la condition – non seulement la conditio sine qua none, mais encore la condition per quam, de toute vie politique ».[19]André Enegrén  voit le projet arendtien comme une « théorie communautaire du pouvoir»[20]. Pour elle, il semble impossible de concevoir une action politique solitaire, celle-ci renvoyant au tyran qui se contente d’utiliser la violence, à défaut de retrouver son humanité dans l’action politique. Néanmoins, elle refuse toute forme d’unification du peuple et montre les dangers courus par la démocratie si « au service d’un Etat-nation elle unifie un peuple comme un tout et donne à chacun l’illusion d’être partie prenante d’une volonté générale inexistante »[21]. Elle s’oppose ici à la conception de la souveraineté de Rousseau ou encore de Carl Schmitt, en affirmant que la notion de volonté générale est contraire à celle d’esprit public, soit la diversité inhérente à la liberté d’opinion et de parole. Dès lors, et c’est l’un de ses nombreux atouts, elle reconnaît la pluralité comme condition de possibilité du vivre ensemble, mais aussi comme norme de l’agir. Il est malgré tout possible de lui reprocher, comme Céline Erhwein Nihan, de « réduire la dimension plurielle de l’existence humaine au seul espace public de délibération et d’action »[22] alors qu’en réalité, celle-ci transcende le politique.
         Désirant mettre en œuvre cette pluralité, Hannah Arendt s’oppose à tout système représentatif. Les citoyens doivent participer et agir pour retrouver leur existence politique. Dès lors, Françoise Collin nous parle de la « prédilection de Hannah Arendt pour « la démocratie directe » »[23]. Grâce à la participation, le peuple se refuse à devenir une masse indifférenciée, le citoyen pouvant encore redonner du sens au monde à travers la parole. Alors que Rousseau proposait un individu déchiré entre son identité privée et son identité de citoyen, Hannah Arendt place la citoyenneté au-dessus, affirmant qu’ « être citoyen est plus qu’être simplement humain » [24]. Néanmoins, celle-ci considère que la participation doit rester un choix et non une obligation. Elle prône alors une aristocratie des êtres ne se suffisant pas du simple soucis de leur vie privée et qui recherchent le bonheur public. Sa théorie n’est donc pas une théorie du pouvoir, mais d’une action qui doit se faire dans la pluralité. On retrouve ici la première condition de l’existence politique : la pluralité. La seconde, est une condition mondaine. Elle correspond à l’appartenance au-monde ; à travers la mise en commun, celle-ci doit permettre aux divers êtres s’alliant de retrouver le sens du monde grâce à l’action.

 

          b) Le monde commun : un espace public de liberté et d’égalité

 

         Comme la crise de la modernité et finalement celle de la démocratie nous privent de l’accès au politique, Hannah Arendt définit les conditions d’existence de cette espace public de liberté et d’égalité, ainsi que ses fondements. 

         « Quand Hannah Arendt définit l’espace public, elle ne cherche pas un modèle généralisable, mais bien un espace-tiers d’inscription de la vie et de la mémoire politique »[25]. Cet espace doit jouir de la plus grande publicité possible, il doit être en mesure d’être vu et entendu de tous. C’est le premier aspect qu’elle emprunte aux grecs et à Kant. L’espace de l’apparence existe dès lors que les hommes s’assemblent, il précède toute constitution formelle du domaine public. En effet, celui-ci ne se laisse jamais réduire aux conditions d’un espace commun puisqu’il nécessite une transcendance sans laquelle aucune politique n’est possible. Une révélation semble nécessaire pour faire parti du-monde, celui-ci permettant le maintien de la cohésion et la formation puis l’identification à l’identité collective. Arendt délimite cette espace public à partir de l’Agora. La création de la polis, enracinée dans des expériences et des opinions qui la précèdent a en effet permit l’organisation du peuple qui agit et parle ensemble. L’expérience grecque est ici pensée comme l’un des seuls moments où la capacité humaine d’agir aurait été ressaisie sous forme institutionnelle. Seule l’égalité juridique et politique, mise en œuvre dans la Grèce antique, constitue la base de la démocratie. Celle-ci est d’ailleurs en danger dès lors que ce principe est abandonné. Ainsi, il faut souligner l’importance d’ancrer cet espace public dans la durabilité, comme la Rome antique ou les Pères fondateurs américains l’ont fait en fondant une Constitution. L’accent est donc mis sur les institutions qui doivent garantir les droits et le statut de citoyen.

         Au fondement de la légitimité démocratique, on retrouve la liberté évoquée ci-dessus, qui doit être garantie par droits et institutions, puis par l’autorité et la légitimité. Suivant les principes du droit romain, Hannah Arendt se prononce en faveur de la séparation entre autorité et pouvoir. Elle définit cette autorité comme un principe qui permet la vie communautaire grâce à l’acceptation des normes quand le pouvoir est une « action plurielle qui s’oriente vers le monde dans lequel elle prend place »[26]. L’autorité prend sa source dans les théories de Platon, qui ébranlé par la condamnation de Socrate, recherche une source d’autorité suprême et fonde le mythe de l’Enfer. Il affirme que la vérité s’impose uniquement à celui qui la contemple, soit au philosophe, quand la multitude enchaînée dans la caverne, ne voit que les reflets de cette vérité. Dès lors, il propose un régime où les philosophes seraient rois, ce qu’Arendt rejette. Comparant Platon à Heidegger, elle considère que le philosophe puisqu’il s’enferme pour contempler, est inapte à comprendre le monde de la caverne. Ainsi, elle refuse cette proposition de gouvernements des techniciens, qui conférerait une proéminence absolue à la connaissance technique. Tout en insistant sur l’importance que la peur du châtiment a prise dans nos sociétés, elle montre malgré tout les fondements de la légitimité d’un gouvernement. Refusant de séparer gouvernants et gouvernés, elle la trouve dans l’union et la parole des citoyens réunis dans un monde commun, rejetant ainsi les formes du contrat social précédentes. Ainsi, elle tente d’émettre des propositions qui permettraient à l’homme moderne de retrouver le sens du monde, tout en soulignant les failles de la démocratie moderne, qui a isolé les hommes et qui symbolise le renoncement au politique.

 

Conclusion :

         La condition de l’homme moderne, notamment à travers l’activité qu’est l’action, se définit à la lumière du politique. Dès lors, Hannah Arendt identifie la société de masse à une société en crise dont les individus ne parviennent plus à atteindre le monde politique qui leur permettrait de réaliser leur existence. En conséquence, celle-ci tente de définir les conditions d’existence d’un espace public qui permettrait d’en revenir au-monde, de retrouver une forme d’Agora contemporaine. La crise de la modernité est donc bien une crise du politique, dont les conséquences surgissent dans tous les domaines.

De part cette réflexion, elle propose d’interroger la possibilité même d’un accès à la chose politique à l’époque moderne. La Condition de l’homme moderne est donc une « formidable remise en question de la pensée »[27]. S’opposant à Léo Strauss dans sa réponse à la crise, Hannah Arendt engage son œuvre dans une tentative de compréhension de l’expérience présente. Elle souhaite dès lors comprendre le fonctionnement des démocraties actuelles et leurs dérives. Ainsi, dans Penser l’événement, elle affirmait : « La démocratie dans laquelle nous sommes  est une chose vivante qui ne peut être contemplée ou mise en catégories, comme l’image d’une chose que je peux faire ; elle ne peut pas être fabriquée. Elle n’est pas et ne sera jamais parfaite parce que les critères de la perfection ne s’appliquent pas ici »[28]. Ainsi, si elle n’est pas en quête d’un modèle politique parfait, elle cherche néanmoins à tendre vers un régime qui permettrait l’expression de l’existence humaine à travers le politique.

 

Sophie Chetrit, membre Et Alii

 

Bibliographie :

          ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Ed. Calmann Lévy, 1988

 

Littérature secondaire :

           Ouvrages :

            CALOZ-TSCHOPP Marie-Claire, Les sans-Etats dans la philosophie d’Hannah Arendt, Lausanne, Ed. Payot Lausanne, 2000.

            CEDRONIO Marina, Hannah Arendt : politique et histoire, la démocratie en danger, Ed. L’Harmattan, 1999.

            ENEGREN André, La pensée politique de Hannah Arendt, Paris, PUF, 1984

            ERHWEIN NIHAN Céline, Hannah Arendt : une pensée de la crise, Genève, Ed. Labor et Fides, 2011.

            POIZAT Jean-Claude, Hannah Arendt. Une introduction, Paris, Ed. Pocket, coll. Agora, 2013, 448p.

            TASSIN Etienne, Hannah Arendt, L’humaine condition politique, Paris, L’Harmattan, 2001.

           TASSIN Etienne, Le trésor perdu Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris, Editions Payot & Rivages, 1999.

           COLLIN Françoise, L’homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt, Paris, Editions Odile Jacob, 1999.

 

           Articles :

           BRUDNY Michèle-Irène, "La sphère privée selon Hannah Arendt", L’Esprit du temps/ Champ psy, 2002/3, n°27.

           BRUDNY Michèle-Irène, Hannah Arendt (1906-1975), Presses universitaires de France / Cités, 2004/4, n°20, p. 179-184.CANNONE Justine,                 BAGAULT Céline , « Hannah Arendt : penser la modernité », Sciences humaines 7/ 2012 (N° 239), p. 37-37.

 

Notes : 

[1] ARENDT Hannah, Essais sur le politique, Paris, Ed. Seuil, 1986, p. 70-71

[2]ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Ed. Calmann Lévy, 1988, p. 128

[3] ERHWEIN NIHAN Céline, Hannah Arendt : une pensée de la crise, Genève, Ed. Labor et Fides, 2011.

[4] TASSIN Etienne, Le trésor perdu Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris, Editions Payot & Rivages, 1999, p. 259

[5] TASSIN Etienne, Hannah Arendt, L’humaine condition politique, Paris, L’Harmattan, 2001.

[6] CALOZ-TSCHOPP Marie-Claire, Les sans-Etats dans la philosophie d’Hannah Arendt, Lausanne, Ed. Payot Lausanne, 2000, p. 185

[7] CANOVAN Margaret, « Arrêter l’escalator. Arendt et l’action comme interruption », in : TASSIN Etienne, Hannah Arendt, L’humaine condition politique, Paris, L’Harmattan, 2001.

[8] ARENDT Hannah, Ibid, 1988, p. 119

[9] TASSIN Etienne, Ibid, 1999.

[10] COLLIN Françoise, L’homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt, Paris, Editions Odile Jacob, 1999, p. 119.

[11] BRUDNY Michèle-Irène, "La sphère privée selon Hannah Arendt", L’Esprit du temps/ Champ psy, 2002/3, n°27, p.3

[12] COLLIN Françoise, Ibid, p. 60

[13] ARENDT Hannah, Ibid, 1988, p. 128

[14] ARENDT Hannah, Ibid, p. 283

[15] COLLIN Françoise, Ibid, p. 64.

[16] ARENDT Hannah, Ibid, 1988, p. 39

[17] André Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, Paris, PUF, 1984

[18] POIZAT Jean-Claude, Hannah Arendt. Une introduction, Paris, Ed. Pocket, coll. Agora, 2013.

[19] ARENDT Hannah, Ibid, 1988. p. 41-42

[20] André Enegrén, Ibid

[21] COLLIN Françoise, Ibid, p. 86

[22] ERHWEIN NIHAN Céline, Ibid, p. 299

[23] COLLIN Françoise, Ibid, p. 87

[24] TASSIN Etienne, Hannah Arendt, L’humaine condition politique, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 106.

[25] CALOZ-TSCHOPP Marie-Claire, Ibid, p.174.

[26] ERHWEIN NIHAN Céline, Ibid, p. 48

[27] TASSIN Etienne, Ibid, 2001, p. 48

[28] ARENDT Hannah, Penser l’événement, Paris, Ed. Belin, 1989, p. 174

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