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Se réapproprier le commun

La démocratie participative comme utopie ?

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Par Agathe Couvreur, membre Et Alii

 

 

Quelle pensée de la démocratie aujourd’hui ? Les carences de la démocratie représentative semblent appeler un renouvellement de la conception de la participation citoyenne. Mais jusqu’où placer le curseur de la participation, tout en évitant les effets pervers des utopies autogestionnaires ?

 

 Introduction

 

 « Quand Smithski arriva au café des Courtiers, vers 18h30, il restait encore quelques places libres en terrasse. Il consulta la borne informatique avant de s'installer. Les dernières places étaient encore en vente au prix d'émission de la séance de l'après-midi, soit 150 livres. C'était plus cher qu'hier – l'arrivée du printemps augmentait presque mécaniquement la demande –, mais l'éphéméride donnait encore trois bonnes heures d'ensoleillement nominal, ce qui faisait, compte tenu de la fermeture de l'angle de réflexion du soleil dans le Charity Business Building par 270° […], encore deux bonnes heures d'ensoleillement en terrasse. Cela lui laissait espérer une revente correcte d'ici une petite heure […]. » [1] 

 

    Cet extrait du roman d'anticipation La liquidation de l'économiste Laurent Cordonnier dépeint une société où l'ubiquité du calcul économique est prégnant. Il s'agit ici d'une scène dans un café dont les places ensoleillées sont mises au enchères par les agents économiques, mais plus largement, et dans l'ensemble de l'ouvrage, Laurent Cordonnier décrit avec minutie une société devenue système calculateur mettant en scène des individusentreprises auxquelles les banques demandent de faire du profit, avec pour toile de fond, la dictature absolue du marché. C'est l'exploration anticipée du projet individualiste poussé à son terme. Ce qui est frappant, dans cette dystopie, c'est l'absence de politique : l'économie semble avoir absorbé, digéré le fait politique pour in fine s'y substituer.

    Ce que décrit Laurent Cordonnier dans ce roman, Aristote le présageait déjà en distinguant la sphère politique (politeïa), celle de la cité (polis), de la sphère économique (oïkonomia), celle de la famille (oïkos) : « Chez les Grecs, l'économie était encore une activité domestique qui devait rester à l'écart de la vie publique. La menace de l'infinité économique consiste précisément en ce que l'activité économique déborde de cet écart. » [2] Aristote distingue dans ce contexte deux types différents d'économie : la bonne économie, qui reste dans les limites de la famille, et la mauvaise économie, qui par le truchement de la chrématistique déborde de ses limites initiales pour venir contaminer la sphère publique, celle de l'agora, bref, celle de la politique.

 

    Aujourd'hui, nous en sommes là : le cauchemar aristotélicien s'est réalisé, et sous l'effet ravageur de la logique marchande, nos systèmes politiques ont changé de visage. Si les systèmes politiques ont de tout temps été l'objet de critiques – le principe représentatif a notamment toujours connu des contestations assez radicales, ce n'est pas un phénomène nouveau –, l'une des principales critiques contemporaines qui est adressée à la démocratie est celle de confiscation de l'activité politique en tant que telle : il s'agirait en fait d'une oligarchie déguisée sous les traits de la démocratie. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce point qui, formulé de cette manière, reste quelque peu simpliste. La question reste pourtant la suivante : comment réinventer la politique, et au-delà, comment réenchanter la démocratie ?

 

    L'échec historique du communisme semblait avoir refermé une page de l'histoire et avoir enterré avec lui le projet utopique moderne, c'est-à-dire le projet de l'autonomie. Pourtant, ce projet revient en force, notamment avec le concept de participation qui ne cesse de susciter l'engouement académique, avec en 2011 notamment la création d'une revue spécialisée, Participations. Les revendications qui concernent la réappropriation du fait politique se multiplient, et ce faisant s'inscrivent dans une perspective de participation : il est là question du commun, « ce concept qui traîne partout aujourd'hui, depuis les revendications du mouvement des Indignés et d'Occupy Wall Street jusqu'aux travaux de philosophes anticapitalistes tels qu'Antonio Negri, Pierre Dardot et Christian Laval. » [3]

 

     En somme, il s'agit de replacer le citoyen au centre de l'activité politique, entre délibération, participation et prise de décision, le tout dans le cadre de la démocratie. L'appareil sclérosé de la représentation ne permet pas de répondre aux revendications du commun (I), face à quoi les citoyens formulent une exigence de participation accrue dans les processus de décision en voulant in fine se réapproprier le fait politique dans le cadre d'une démocratie participative (II), voire dans le cadre de pratiques auto-gérées (III).

 

1) Critique de la démocratie représentative

 

     1.1- L'appareil sclérosé de la représentation

 

    1.1.1 - L'homme politique, un représentant perverti

 

      La première des critiques adressées au système démocratique représentatif s'insurge avant tout contre la figure même du représentant. La figure du représentant permet théoriquement d'incarner l'intérêt commun. Or, la transformation progressive des systèmes politiques démocratiques a amené un certain nombre d'éléments qui ont contribué à faire émerger du processus représentatif des hommes et des femmes politiques guidées par leur propre intérêt. L'école des Public Choice souligne ainsi l'individualisme de l'élite politique dont l'unique objectif serait d'obtenir le pouvoir, et une fois ce premier pas franchi, de garder la mainmise sur ce pouvoir. À cet égard, la critique wébérienne du système des partis politiques est éloquente[4] : avec la professionnalisation du métier d'homme politique sont apparues de nouvelles préoccupations déconnectées de toute considération du bien commun, au premier rang desquels figure l'accumulation du capital. Dès lors que la politique devient une affaire professionnelle, et non plus une occupation secondaire par rapport à une principale activité professionnelle, apparaissent un certain nombre d'intérêts et de préoccupations stratégiques inhérents au carriérisme. Le système des partis politiques que décrit Weber n'est autre qu'un système de marchandage entre sympathisants qui, une fois élus, rétribuent ceux qui ont permis leur élection. En d'autres mots, l'élu attribue un certain nombre d'avantages en échange de son élection. Avec la perversion du métier d'homme politique, l'intérêt général n'est plus une priorité, et la logique politique devient une logique de court terme. Aux EtatsUnis, ce constat est évident, manifesté par l'importance du marchandage dans la vie institutionnelle américaine. Ce faisant, les représentants adoptent des attitudes incohérentes voire contradictoires selon les périodes de l'activité politique, comme le souligne Pierre Rosenvallon (cf Tableau 1 - document PDF).

 

     Au-delà de cette perversion de l'homme politique, son activité même est empêchée sinon déterminée par la pression des instances supra-étatiques à l'instar du Fonds Monétaire International ou encore de l'Union européenne. Aussi, et de façon curieusement paradoxale, une fois le pouvoir en main, une fois arrivé au sommet de l'Etat, l'homme politique ne peut plus rien parce qu'il est contraint dans un réseau d'instances supra-nationales. Il n'y a qu'à constater la façon dont la crise financière a été gérée au niveau de l'Union européenne : la troïka (Banque Centrale Européenne, Union Européenne et Fonds Monétaire International) s'est imposée de façon arbitraire, de façon purement antidémocratique en imposant à un certain nombre d'Etats toute une série de mesures d'austérité. L'Union Européenne est en effet un bon exemple de gestion antidémocratique : nous pouvons également mentionner la façon dont l'élite européenne a magistralement adopté une constitution européenne malgré l'opposition des peuples européens[5].

 

     Enfin, l'une des dernières critiques que l'on pourrait adresser au système représentatif quant aux représentants eux-mêmes est celle de l'appropriation du pouvoir par une élite. Bernard Manin formule que, si la démocratie permet à chaque citoyen de faire valoir sa voix, il s'agit d'un régime aristocratique en ce que « l'élection sélectionne nécessairement les élites » [6].

 

    1.1.2 - Le citoyen, un représenté inaudible

 

      Ensuite, le système représentatif fait du représenté un citoyen inaudible et en premier lieu un souverain intermittent en ce qu'il n'est pleinement souverain que le temps de l'élection. Il est par ailleurs non-représenté, ou du moins mal-représenté : il n'y pas ressemblance entre représentants et représentés (pas de représentation descriptive donc), il suffit de mentionner pour le faire remarquer le faible nombre de femmes présentes dans les gouvernements par rapport aux nombre de femmes présentes dans la société.

 

      Mais l'un des arguments les plus profonds en ce qui concerne le citoyen dans le cadre du système représentatif porte sur la reconnaissance de ce dernier. Politiquement en effet, le citoyen est supposé irrationnel. Il n'y a aucune reconnaissance de l'expertise citoyenne. Le paradoxe de la démocratie représentative se cache-là : la démocratie suppose l'égalité des hommes mais elle craint l'individu démocratique en tant qu'il est jugé irrationnel, calculateur voire égoïste. L'appareil représentatif permet dans ce cadre de filtrer l'irrationalité et de sélectionner des sachants. Dans la continuité de cette crainte, Joseph Schumpeter[7] stigmatise un citoyen imbécile : « Le citoyen typique tombe à un niveau inférieur de performance mentale dès qu'il entre dans le champ politique. Il argumente et analyse d'une façon qu'il reconnaîtrait immédiatement comme infantile dans la sphère de ses intérêts réels. Il redevient primitif. Sa pensée devient associative et affective ». Si la légitimité populaire est strictement rejetée d'une part, elle peut par ailleurs être considérée en tant que telle, mais devient dès lors stigmatisée comme populiste.

 

      Au-delà, même si la légitimité populaire était reconnue, elle n'aurait pas de sens, nous disent les représentants, dans la mesure où les citoyens sont silencieux, ils sont désintéressés de la politique. En d'autres termes, malgré tout ce que le système fait pour que le citoyen ait la possibilité de s'exprimer, celui ne participe pas : c'est donc qu'il ne le veut pas. Pour Paul Ariès, cette idée est fallacieuse : « il serait déjà plus juste de dire que le petit peuple ne s'exprime pas, tant existent des déterminants sociaux à la non-participation. » [8] En effet, d'une part l'abstentionnisme ne signifie pas nécessairement désintérêt de la politique (« le refus de participer est aussi une façon de dire quelque chose » [9]), et d'autre part, les citoyens peuvent être amenés à ne pas participer, mais cela ne signifie pas qu'ils ne veulent pas participer. L'appareil représentatif, quand il cherche à communiquer, à créer un lien avec les représentés, privilégie une forme particulière de communication – l'écrit – qui renforce « le sentiment d'incompétence des gens modestes » [10] dont la culture est avant-tout orale. C'est donc le système qui empêche les citoyens de participer et qui, en choisissant des formes de communication inadaptées, interdit toute interaction : les représentants ne savent pas entendre ni voir leurs représentés.

 

     En rendant les citoyens inaudibles et invisibles, le système représentatif bafoue par là-même la dignité citoyenne et interdit toute reconnaissance. La reconnaissance est pourtant première par rapport à la connaissance : pour pouvoir voir quelqu'un physiquement, il faut déjà que je puisse le voir socialement. Cette visibilité, je l'acquière grâce à un processus de reconnaissance qu'Axel Honeth divise en trois temps : la confiance en soi (sphère intime), le respect de soi (sphère politico-juridique) et enfin l'estime de soi (sphère sociale)[11]. Or l'appareil représentatif interdit toute réalisation des deuxième et troisième temps du processus de reconnaissance : d'une part la sphère politico-juridique bafoue la dignité du citoyen, et d'autre part elle ne reconnaît pas ses talents ou capacités particulières susceptibles de s'exprimer par le truchement de la participation à l'activité politique. En décrédibilisant l'éventuelle participation des citoyens à la démocratie, le système représentatif interdit toute reconnaissance des citoyens.

 

       1.2 - Où est le commun ?

 

   1.2.1 - L'individu contre le citoyen

 

     Le système démocratique représentatif tel qu'il est exercé à l'heure actuelle dans la plupart des pays occidentaux traduit une distinction conceptuelle prenant parti pour la figure de l'individu plutôt que celle du citoyen. Alors qu'un système politique fondé sur la figure du citoyen amène via la délibération, c'est-à-dire la confrontation argumentée des points de vues, à une définition collective du bien commun ; un système fondé sur la figure de l'individu amène à la satisfaction stricte des préférences individuelles. Alors que l'un favorise l'intérêt collectif, l'autre favorise l'intérêt individuel. Il est aisé de voir dans l'image contemporaine de l'isoloir la forme ultime de l'individualisation d'un agent déjà déraciné et isolé.

 

      Cette conception individualiste se traduit également dans la manière dont sont prises les décisions publiques : sous le prisme du calcul coût/bénéfice. L'arbitrage calculateur amène à envisager l'action politique comme une négociation, un marchandage permettant de satisfaire les préférences des individus. Cet abandon significatif de la figure du citoyen au profit de celle de l'individu témoigne de la victoire des libertariens dont l'objectif n'est autre que de vider le contenu politique.

 

    1.2.2 - L'avènement de la technique

 

    Comme nous l'avons déjà vu, la bonne économie pour Aristote est encastrée dans les limites de la famille afin de protéger la sphère politique de la logique marchande. Polanyi reformulera peu ou prou cette idée en la situant historiquement : au cours du XIXe siècle, le marché se désencastre en acquérant une autonomie plus importante sous l'action de l'Etat, et dès lors, « ce n’est plus l’économie qui est encastrée dans la société, mais la société qui se retrouve encastrée dans sa propre économie »[12]. On serait ainsi passé d'une économie de marché à une société de marché, où tout est est soumis à la logique marchande, et notamment l'activité humaine (le travail), la nature (la terre) et la monnaie, qui ne sont pas des marchandises dans la mesure où elles n'ont pas été produites pour être commercialisées. Pourtant le marché en fait des « marchandises fictives » en leur attribuant un prix (le salaire pour le travail, la rente pour la terre et le taux d’intérêt pour la monnaie). Polanyi voit dans les années 1930 les tentatives politiques de réencastrement de l'économie dans le social, avec le New Deal aux Etats-Unis et l'arrivée au pouvoir en Europe de régimes autoritaires : c'est la grande transformation.

 

     L'avènement ultime de l'économie que Polanyi décrit va de pair avec le règne de l'expertise : l'activité politique étant guidée par des principes économiques, l'idée que la technique et la science constituent des conditions sine qua non pour gouverner va s'établir progressivement. La praxis aristotélicienne, la question du « Pourquoi ? », va être abandonnée au profit de la poièsis et de la teknê, la question du « Comment ? ». Désormais la politique s'assimile à l'expertise via des diagnostics techniques ou scientifiques s'apparentant à des calculs de rentabilité future ou encore des analyses coûts/bénéfices. Il est aisé de constater cette omnipotence de la technique, et ce notamment à l'échelle du l'Union européenne avec sa règle d'or, fameuse règle des 3% issue des critères de convergence de Maastricht. La technique guidant la politique, elle va jusqu'à contaminer tous les pans de la vie démocratique : à la question de « Qu'est-ce qui fait pour nous autorité ? » Pierre Manent répond : la science[13]. La science est l'ultime argument d'autorité invoqué dans la prise de décision. C'est connaître pour décider. Plus qu'une démarche de connaissance, la science devient un principe de justification de l'action[14].

 

     Sous l'effet conjoint de l'économie et de la science, l'Etat devient un entrepreneur comme les autres. Les pouvoirs publics sont soumis à une logique de privatisation au nom de l'efficacité. Le New Public Management est dans cette perspective présenté comme l'instrument de la rationalité économique des pouvoirs publics. La concurrence entre l'administration et d'autres acteurs, notamment privés, est présentée comme inévitable : TINA (There Is No Alternative). Nous n'avons pas le choix, affirment les politiques, il est nécessaire de mettre en œuvre les mesures d'austérité. De toute façon, comme nous le rappelle celle-là même qui invoqua la première le fameux TINA, Margaret Thatcher, « il n'existe pas quelque chose de tel que la société. » Cette croyance en une science neutre se manifeste à travers la mise en place des démarches d'étude d'impact en 1977 qui vise à mesurer et prévenir les effets des décisions publiques par le truchement de modèles mathématiques et de scénarios.

 

     Dans ce contexte, la science devient un instrument de confiscation de l'action politique. Nous l'avons déjà évoqué, l'Union européenne est un bon exemple pour cela, les politiques que mènent les instances européennes, sous couvert de scientificité, bafouent les principes-mêmes de la démocratie, jusqu'à ignorer les conséquences dramatiques qui en découlent. Suite aux mesures draconiennes imposées par la troïka, le budget grec de la santé a été réduit de 40% depuis 2008, avec pour conséquences une augmentation de la mortalité infantile de 40% ou encore le doublement des infections au VIH. Aussi, David Stuckler et Sanjay Basu ont cherché à comprendre comment les choix économiques et budgétaires affectent la vie et la mort et concluent ainsi : « l’austérité, avec des réductions des dépenses sociales et de santé drastiques, immédiates, indiscriminées, n’est pas seulement vouée à l’échec, mais elle est aussi mortelle. »[15] La croyance scientifique qui règne au sein même des pouvoirs publics bute alors sur ses propres contradictions : la science est en fait un objet social comme les autres – c'est justement le rôle de l'épistémologue et l'historien des sciences que de nous le rappeler – et l'invoquer comme principe politique majeur peut ainsi amener, sous couvert de rationalité, à ignorer le principe-même de la politique, c'est-à-dire le commun.

 

 

 

 

2) Vers plus de participation

 

         2.1 - La réappropriation du politique

 

   2.1.1 - Le commun comme principe politique

 

      Les carences et les limites de la démocratie représentative appellent à une redéfinition de l'activité démocratique, en vue justement de la réappropriation du politique. Le courant du néo-républicanisme cherche dans cette perspective à redonner un sens commun à l'activité politique, à rebours du sens individualiste que confèrent les libertariens à la politique, si l'on peut dire. Chez les néo-républicains, et en particulier chez Philip Pettit[16], la politique devient une valeur sociale qui prend sens dans la participation et notamment dans la contestation. Argumenter, discuter, délibérer, controverser, bref, penser, est une manière pour Philip Pettit de se lier aux autres dans toute sa dimension sociale. Pettit parle ainsi de démocratie contestataire en tant que fondement d'un Etat de droit avec différents centres de pouvoirs qui s'équilibrent. Il identifie deux moyens pour se prémunir contre la domination : a priori, la loi (via la séparation des pouvoirs, le bicamérisme), et a posteriori, la contestation (via un forum et des procédures d'appel). Il s'agit d'interdire toute potentialité d'exercice arbitraire du pouvoir par le truchement de deux mécanismes qui traduisent ensemble une confiance nouvelle dans la raison du citoyen républicain. La perspective institutionnelle qu'offre Pettit s'installe à rebours de la conception libérale de la démocratie comme système permettant la satisfaction des préférences du plus grand nombre. Ici, peu importent les préférences des individus – ce qui rend d'ailleurs inutiles les groupes d'intérêts. La démocratie républicaine ne gouverne pas au nom de la satisfaction des préférences, mais au nom du bien commun défini de concert par des citoyens doués de raison. Le principe qui permet de garantir l'adhésion et le consentement des citoyens à cette nouvelle forme de démocratie réside dans la contestation a posteriori. En effet, c'est moins le consentement qui définit la démocratie néo-républicaine que la contestabilité. Le consentement des citoyens n'est pas un critère suffisant pour promouvoir la non-domination, c'est plutôt le contrôle et la contestation qui représentent véritablement le contre-pouvoir qui interdit toute forme d'arbitraire de s'exercer.

 

    Au-delà de la notion de contestabilité que Pettit développe, la notion de « commun » est peut-être le moyen de comprendre comment replacer les citoyens au cœur même de l'appareil démocratique : « si « Commune » est le nom de l'autogouvernement politique local et « communs » le nom des objets de nature très diverse pris en charge par l'activité collective des individus, « commun » est proprement le nom du principe qui anime cette activité et qui préside en même temps à la construction de cette forme d'autogouvernement » [17]. Pierre Dardot et Christian Laval cristallisent l'action collective au cœur même du principe du commun. Le commun permet dès lors d'appréhender l'activité en elle même, c'est-à-dire la prise en charge par la communauté de l'action politique, mais aussi la finalité de cette activité, « qui doit être régie par la prévalence du droit d'usage des biens sur la propriété et l'accumulation » [18]. Si les citoyens se réapproprient la décision politique en tant que telle, la propriété privée est par ailleurs un droit qui perd son importance au profit de l'usage. De la même façon, chez Aristote, la philia comme activité civique détermine la participation à l'activité et non pas l'appartenance à une communauté qui serait donnée indépendamment de l'activité[19].

 

    La multiplication des revendications citoyennes qui fleurissent un peu partout témoigne de ce désir citoyen de participation traduisant un nouvel espoir d'appropriation du politique. Le mouvement des places, les printemps des peuples, le mouvement des indignés, bref les mobilisations citoyennes ne sont pas des « éruptions accidentelles et passagères », ce sont de véritables « recherches collectives de formes démocratiques nouvelles. » [20]

 

  2.1.2 -La délibération comme préalable à la participation

 

      Il est courant de confondre démocratie participative et démocratie délibérative en ce que ces deux formes politiques ont recours aux mêmes procédés méthodologiques : les questions et les termes du débats sont posés de la même manière, et les éléments de réponse restent plus ou moins analogues[21]. Remarquons par ailleurs de façon liminaire qu'il ne s'agit ici pas de délibération entre représentants, mais entre représentés. En effet, quand Jürgen Habermas ou encore John Rawls traitent de la démocratie délibérative, ils n'imaginent pas une seconde de parler de délibération citoyenne.

 

     La délibération citoyenne est pourtant considérée un préalable sine qua non à la démocratie dans la mesure où, la démocratie ayant pour objet l'autonomie collective, la collectivité doit en conséquence presque nécessairement participer à son élaboration. Pour Cornelius Castoriadis, autonomie individuelle et collective sont en ce sens interdépendantes. L'absence contemporaine de délibération collective est pour lui un stigmate significatif de l'absence d'autonomie individuelle. Habermas rejoint Castoriadis sur ce point, même s'il n'en tire pas les mêmes conséquences : « selon l’éthique de la discussion, une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les personnes qui peuvent être concernées sont d’accord [...] en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme »[22]. La délibération citoyenne légitime donc l'action collective en ce qu'elle fait intervenir ceux qui sont l'objet-même de cette action. En faisant intervenir les destinataires de l'action publique, la démocratie délibérative se dote par ailleurs d'un savoir inaccessible aux hommes politiques professionnalisés qui sont bien souvent éloignés des considérations quotidiennes et prosaïques de la vie citoyenne. En d'autres termes, le citoyen fait valoir ses savoirs pratiques en délibérant collectivement, et enrichit de la sorte le savoir technique des experts : comme le souligne John Dewey, « c'est la personne qui porte la chaussure qui sait le mieux si elle fait mal et où elle fait mal, même si le cordonnier est l'expert qui est le meilleur juge pour savoir comment y remédier » [23]. L'apport citoyen est dès lors sans commune mesure avec les apports des professionnels de la politique qui quant à eux sont souvent soupçonnés de receler nombre de considérations stratégiques éloignées de l'intérêt commun.

 

     La délibération exige cependant le respect d'un certain nombre de conditions pour éviter d'embrasser les limites qu'elles tente justement de contourner. Le voile d'ignorance rawlsien nous permet dans un premier temps de souligner ce qui constitue peut-être le plus grand enjeu délibératif pour le citoyen : sciemment ignorer sa propre particularité au profit du bien commun. Il s'agit de délibérer en se détachant, en se désincorporant de ses intérêts particuliers, en adoptant de la sorte une position davantage sensible à l'intérêt général. Ce premier pas en avant vers la collectivité ne doit pas faire oublier que la délibération doit s'étendre au-delà des parlements et des assemblées, jusqu'à faire prendre partie au débat chaque citoyen, et par ailleurs, communiquer davantage, faire connaître, rendre publiques les discussions.

 

           2.2 - Penser la démocratie participative

 

   2.2.1 - Définition théorique et ancrage historique

 

      Au-delà de l'aspect délibératif, la démocratie participative est une forme de partage et d'exercice du pouvoir. Se réapproprier le commun se fait dès lors par le truchement de la participation des citoyens à la prise de décision politique. La démocratie participative se distingue toutefois de la démocratie directe en ce qu'elle n'est pas une négation de la représentation : elle n'exclue par la délégation de pouvoir aux élus mais privilégie l'association directe des citoyens à la décision publique[24]. La participation se fait sous un angle nouveau, celui de l'avènement du citoyen compétent – le rôle de la société civile est dans ce cadre renforcé. Les différentes formes de la participation se déclinent selon la manière dont les citoyens sont associés à la prise de décision, entre consultation (accès à l'information), concertation (débat où se confrontent les points de vue en vue d'obtenir un compromis) et co-élaboration (participation à la décision).

 

      Le terme contemporain de démocratie participative a été pour la première fois employé dans les années 1960-1970, dans un contexte de mobilisations de masses et de mouvements radicaux partis des Etats-Unis à l'instar des étudiants opposés à la guerre, des luttes écologistes mobilisées contre les centrales nucléaires, et plus généralement des nouveaux mouvements sociaux. L'interrogation croissante sur les limites de la démocratie représentative amène alors à une effusion de revendications citoyennes pour plus de participation à l'activité politique. Cornelius Castoriadis identifie là la pratique démocratique qui tente tant bien que mal de se manifester en revendiquant des intérêts particuliers (féminisme, homosexualité, ou encore écologie). En France notamment, les pouvoirs publics sont progressivement amenés, presque par nécessité, à ouvrir des espaces de délibération. Ces premières tentatives exploratoires sont néanmoins très peu normalisées. Le processus qui amène à la lente institutionnalisation de ces nouvelles formes d'implication des citoyens dans la prise de décision prend officiellement forme en 1995 avec la loi Barnier qui instaure une procédure de débat public visant à prendre en compte l'avis des riverains sur les grands projets d'aménagement du territoire. La loi officialise de plus la création de la Commission Particulière du Débat Public (CPDP) qui assure le bon déroulement du débat entre les différentes parties prenantes avec, d'un côté le maître d’œuvre, et de l'autre, les riverains. L'impact et la portée du rôle de la CPDP restent néanmoins considérablement variables selon les débats dans la mesure où la loi ne fixe aucune procédure et laisse les acteurs très libres dans l'organisation du débat. Une dizaine d'années plus tard, la loi sur la démocratie de proximité conduit à la mise en place de conseils de quartiers dans les communes de plus de 80 000 habitants. Il s'agit de structures de concertation et d'expression des habitants à grande échelle. Une fois encore, la loi laisse une grande liberté aux acteurs concernés dans l'organisation des conseils de quartiers. La municipalité garde par ailleurs la mainmise sur ces structures : un élu local préside la séance, le maire fixe l'ordre du jour et la municipalité se réserve le droit de nommer les membres du conseil. Enfin, les débats n'ont aucune force contraignante et n'ont qu'un pouvoir d'avis.

 

    2.2.2 - La participation de concert avec la représentation

 

     Comme nous venons de le voir, la démocratie participative est moins une contestation qu'un complément à la démocratie représentative. Il serait en effet absurde de croire que les citoyens pourraient se passer de représentants, en particulier à l'échelle de la France. En fait, la démocratie participative n'est pas une forme de contestation de la délégation de pouvoir en tant que telle, mais plutôt une critique de l'éloignement de cette délégation de pouvoir par rapport à la société, d'une part parce qu'elle devient le fait de professionnels et d'autre part parce qu'elle adopte un langage spécifique peu accessible aux citoyens modestes [25]. La démocratie participative est donc considérée comme un moyen de « rapprocher les élus des électeurs » [26]. L'idée domine d'une complémentarité entre les deux formes de la démocratie, ce que la constitution brésilienne de 1988 permet d'illustrer, avec un premier article reconnaissant à la fois « la démocratie représentative » et « l'expression directe des citoyens » : en somme, « les nouveaux entrepreneurs de la participation voient se former un « cercle vertueux » de la démocratie contemporaine ou participation et représentation se nourrissent mutuellement » [27].

 

      Comment et sous quelles modalités allier calcul prévisionnel (celui de l'expert) et consultations publiques (celles du citoyen lambda) ? Les errements et diverses expériences locales de la démocratie participative à travers le monde permettent de passer en revue un certain nombre de manières différentes d'impliquer la diversité des acteurs. Aussi, trois éléments apparaissent nécessaires au bon métissage des différentes formes d'expression : débat, pédagogie et médiatisation ; et trois étapes également : initiation à la question posée, débat et synthèse. Au-delà, Jean-Pierre Gaudin identifie trois modes de coopération différentes. Dans la première, le rôle principal est donné à des acteurs qui ont un rôle de passeurs entre plusieurs mondes, à l'instar des leaders associatifs devenus maires. Ensuite, toujours de la même manière mais cette fois-ci avec des associations, certaines organisations acquièrent un rôle de relais, et notamment lorsqu'il s'agit d'associations issues de partis politiques puisque ces derniers ont alors tendance à fournir leur expertise et de façon nonnégligeable un important financement. Enfin, Gaudin souligne le rôle des savoirs hybrides en tant qu'ils sont le fruit d'échanges entre les deux mondes : sur certains plans, représentés comme représentants ont besoin mutuellement les uns des autres. L'exemple de Porto Alegre et des budgets participatifs au Brésil est à cet égard significatif. Les budgets sont dans ce cadre issus de délibérations où les citoyens émettent un certain nombre de propositions. Souvent cité, cet exemple est parfois idéalisé. Il ne faut en effet pas oublier que ce genre de démarche reste facultative, non contrainte par la loi, et d'autre part, la décision finale revient toujours à l'élu.

 

       En somme, c'est face à l'émergence des contestations citoyennes que les pouvoirs publics ont peu à peu intégré à la prise de décision un certain nombre de mesures participatives, instaurant en chaîne actions pédagogiques et réunions publiques. Pourtant la participation bute sur ses limites : parce qu'elle reste initiée par les élus, elle est justement limitée par ces derniers. Si la marge de manœuvre des élus s'en retrouve quelque peu réduite dès lors que les citoyens ont voix au chapitre, il n'en reste pas moins que les experts gardent tout leur pouvoir dans la prise de décision finale.

 

          2.3 - Quel simulacre !

 

   2.3.1 - La démocratie participative renforce les inégalités

 

       Brandir la démocratie participative comme la panacée démocratique n'est pas dénué d'angélisme, et risque d'amener à de sérieuses contradictions. Il ne faut pas en effet oublier, dans un élan zélé de participation, que la propension à participer est étroitement liée aux dispositions sociales, elles-mêmes issues du capital social, donc de l'éducation ou encore de la profession [28].

 

     L'inégalité dans la participation va jusqu'à générer une nouvelle aristocratie : il est aisé de constater à quel point la concertation publique a surtout été l'occasion pour les classes moyennes intellectuelles et les militants politiques ou syndicaux de s'évertuer dans l'implication politique. En ce sens, nous pouvons dire avec Amartya Sen et son concept de « capabilité » qu'il ne suffit pas d'une égalité formelle pour pouvoir participer à un débat.

 

   2.3.2 - La démocratie participative comme légitimation de l'action politique

 

     Bien plus encore, la démocratie participative bute sur ses limites dans la mesure où elle devient l'objet même d'une instrumentalisation politique. Bien contrôlée, elle est conçue par l'élite politique de manière top down, mise sous tutelle par cette dernière. La grande partie des efforts législatifs en vue de la participation citoyenne reste consensuelle et générale et n'est pas dénuée d'une ambiguïté savamment orchestré entre devoir d'informer et participation directe. L'alpha et l’oméga de la participation reste en somme entre les mains des décideurs traditionnels qui laissent trop rarement les citoyens avoir l'initiative ou prendre part à la décision finale. De plus, la participation intervient souvent en fin de parcours, alors que les dossiers sont déjà pratiquement achevés. Moins que comme complémentarité, le rapport entre participation et représentation est en somme davantage perçu par l'élite comme une forme de concurrence. Michael Koebel souligne dans cette perspective à quel point la législation sur la participation a finalement accru le pouvoir des élus locaux.

 

     Mais plus qu'une concurrence, il s'agit d'une véritable instrumentalisation, une perversion de la démocratie participative. Les élus auraient dans ce cadre recours à la participation citoyenne pour mieux prévenir les contestation, tester les résistances, faire valider des décisions déjà prises ou encore offrir une caution démocratique.

 

     En définitive, il reste difficile de trancher de façon objective sur l'apport de la démocratie participative : les enquêtes de terrain sur ce sujet varient d'un cas à l'autre. Les démarches et les procédures sont spécifiques selon les régions du monde. Aussi, s'il est important de garder en tête les limites potentielles de la participation, comparer l'incomparable peut tout autant être une forme de perversion.

 

 

 

 

3) Vers plus d'autogestion

 

        3.1 - L'avènement du commun

 

  3.1.1 - Un principe anti-capitaliste

 

      La participation telle qu'elle est pratiquée par les décideurs politiques est souvent instrumentalisée pour mieux asseoir le pouvoir des élus, nous l'avons vu. Dans ce contexte, l'autogestion est brandie comme le rempart ultime contre la confiscation du pouvoir. Les formes de gestion collective sont avant tout un moyen de se prémunir des effets du capitalisme, cristallisant la critique du tout-marché et de l'Etat capitaliste. Nous rejoignons ici Castoriadis pour qui la crise démocratique est avant tout une attaque extérieure, un processus externe : celle du néo-libéralisme. Pour réenchanter la démocratie, il s'agit dès lors d'instituer, moins qu'un socialisme étatique – tel qu'il a avorté au XXe siècle – un socialisme par le bas, où la collectivité se réapproprie un commun auparavant confisqué par les puissances du capital. Le prix Nobel d'économie Elinor Ostrom [29] s'est rendue célèbre pour avoir vulgarisé les formes d'auto-organisation qui existent en marge du marché et de l'Etat [30]. Elle montre en effet que des collectivités on su gérer de façon concertée des biens communs. En s'appuyant sur toute une série d'exemples empiriques, Ostrom souligne que les biens communs sont, au-delà des ressources partagées, le fait de formes de communautés qui en ont la charge. Les biens communs sont donc considérés à travers le rapport entre les groupes sociaux et les ressources dont il est question, rapports qui traduisent des arrangements institutionnels qui traduisent l'implication des acteurs directement concernés. Il s'agit donc de tout un ensemble de systèmes normatifs qui vont de pair avec une délibération collective permanente. En décrivant la diversité des expériences de gestion collective, d'auto-organisations et d'autogouvernements, Ostrom cherche à valoriser les initiatives citoyennes qui regorgent d'imagination et de créativité, en marge des théories scientifiques : « ce que nous mettons trop souvent de côté est ce que les citoyens peuvent faire et l’importance d’un investissement réel des personnes concernées » déclare-t-elle en recevant son prix Nobel. Cette référence aux travaux d'Ostrom nous permet de passer des communs au pluriel, ces biens gérés collectivement, au commun au singulier, comme principe d'auto-gouvernement.

 

    Contre le capitalisme, le commun est donc un principe qui promeut l'utilité plus que la propriété. Peu importe le propriétaire, pourvu que l'action ait une utilité reconnue collectivement et dont l'ancrage collectif soit mis en valeur. Il s'agit de résister à la dynamique du capital, tout en ayant recours à d'autres formes que l'Etat, qui dans ce contexte est considéré comme un allié privilégié du capitalisme, et de s'opposer à « l'extension de l'appropriation privée à toutes les sphères de la société, de la culture et du vivant » [31]. Le commun ne s'assimile pas à « la résurgence d'une idée communiste éternelle mais [plutôt à] l'émergence d'une façon nouvelle de contester le capitalisme, voire d'envisager son dépassement » [32]. Les formes de gestion collective permettent en ce sens la réappropriation du commun via des structures permettant à chaque citoyen de participer. L'autogestion n'implique toutefois pas une absence de règles, mais que les règles soient décidées ou du moins contrôlables et contestables par ceux qui en sont les sujets. Nous retrouvons là le principe de non-domination de Philip Pettit selon lequel le pouvoir ne se manifeste pas seulement par son exercice, mais aussi et surtout dans sa potentialité en puissance. Le principe de nondomination amène d'une part à bannir toute forme d'interférence intentionnelle et arbitraire d'autrui et d'autre part, permet de fonder un statut reconnu par tous et reconnaît la capacité des agents à agir en tant qu'agents libres. La loi à laquelle j'obéis doit donc être limitée par le contrôle que je suis susceptible d'exercer quant à elle. Par là-même, je me réapproprie le commun.

 

   3.1.2 - Quels moyens pour le commun ?

 

     Les différentes formes de gestion collective permettent d'associer un maximum de personnes aux débats mais aussi aux tâches, tandis que la prise de décision revient à l'ensemble des personnes membres de la structure concernée. Elles se réalisent souvent de façon spontanée et en ce sens, ne sont pas issues d'une institutionnalisation légale. Il s'agit davantage d'initiatives dispersées. L'autogestion n'exclue pas nécessairement la hiérarchie et en ce sens n'exclue pas la nomination de dirigeants, néanmoins, elle rend obligatoire la rotation de ces derniers. La transparence des décisions est totale et, enfin, les richesses produites par la collectivité sont non-appropriables. Nous retrouvons là le principe énoncé cidessus selon lequel c'est l'utilité qui prime sur la propriété.

 

    Tentons à présent d'appréhender ces repères théoriques de manière plus pratique. Pierre Dardot et Christian Laval développent un certain nombre d'exemples, dont notamment celui d'un groupe d'ouvriers agricoles qui occupe les terres sur lesquelles il travaille. En effet, dans un contexte généralisé de réduction des budgets, l'autorité publique propriétaire des terres, en l'occurrence les pouvoirs andalous en Espagne, annonce la vente de ces dites terres à des repreneurs souhaitant en faire une activité rentière, c'est-à-dire des fonds terriens spéculatifs. À cette annonce, les ouvriers agricoles locaux se mobilisent pour occuper les terres, en protestant contre cette décision arbitraire, non pas en récusant les droits de propriétés qui allaient être transférés, mais en pointant du doigt l'utilité future qui allait être conférée aux terres, c'est-à-dire une utilité strictement financière. Au lieu de cela, ils réclament de pouvoir continuer à travailler sur ces terres – une fois encore, peu importe le propriétaire des lieux – pour produire une activité vivrière, c'est-à-dire qui puisse nourrir avant tout les populations locales (a contrario d'une production agricole exclusivement tournée vers l'exportation par exemple). Constitués en coopérative, les ouvriers se sont progressivement organisés puis institutionnalisés afin de faire valoir leurs revendications. Ici, nous voyons donc combien l'utilité prime sur la propriété par le truchement de la revendication d'une activité à fins collectives.

 

     Plus largement, le cadre légal en France a évolué afin de s'adapter aux évolutions organisationnelles avec la création d'un statut particulier, celui de Société coopérative et participative (SCOP) qui concerne aujourd'hui plus de 1200 entreprises et plus de 20000 salariés. Dans une SCOP, chaque membre dispose d'une voix lors de l'assemblée générale de l'organisation (une personne, une voix), indépendamment de la quantité du capital détenu : le pouvoir décisionnaire n'est donc pas indexé sur le pouvoir financier. La gouvernance d'une SCOP est donc démocratique. Les salariés détiennent au moins 51% du capital de l'organisation et 65% des droits de votes dans le cadre du processus décisionnaire : les principaux acteurs de l'activité, ceux qui participent en tant que tel à sa production, sont aussi ceux qui prennent les décisions. Un dernier exemple, souvent mentionné : celui de l'usine horlogère de Lip (près de Besançon). Après l'annonce d'un plan de licenciement en 1973, les ouvriers occupent l'usine et mettent en place une organisation autogestionnaire : la gestion devient collective et l'ensemble des ouvriers se partagent les tâches. La plupart des mentions faites de l'usine de Lip s'arrêtent là. Pourtant, l'histoire continue. Un an plus tard, l'usine est reprise par un patron, sans licenciement cette fois. Mais cette dernière replonge dans une crise en 1976, et malgré la mobilisation des ouvriers, rien ne peut empêcher les licenciements. On voit là combien les rapports entre capitalisme, autogestion et démocratie sont complexes.

 

   3.1.3 - Le piège de l'autogestion ?

 

     L'autogestion est en fait l'objet d'un mythe social qui a tendance à angéliser cette forme d'organisation collective en occultant ses aspects négatifs, à l'instar de l'aspect financier. Certes sur le plan humain, l'autogestion permet la réappropriation du commun par les membres de la collectivité, ce qui est une manifestation significative de l'autonomie ; pourtant, cet aspect ne doit pas faire oublier que les contraintes financières restent tout aussi prégnantes, qu'un modèle autogestionnaire n'échappe pas à la contrainte de rentabilité – il faut bien être en mesure de payer les matériaux par exemple. Le cas de l'usine de Lip permet de le rappeler.

 

« Être gouverné, c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n'ont ni le titre, ni la science, ni la vertu... Être gouverné, c'est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C'est, sous prétexte d'utilité publique, et au nom de l'intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. »[33]

 

      Par ailleurs, en construisant l'utopie d'une totale liberté, l'autogestion risque tel Icare de se brûler les ailes du fait de son obsession solaire d'autonomie. S'il est moralement souhaitable de s'affranchir d'une autorité arbitraire (celle qui est imposée), il est pourtant condamnable de vouloir de façon plus générale s'affranchir de toute forme d'autorité. Vouloir s'émanciper de tout lien de d'autorité, de dépendance, ou d'interférence n'est pas forcément une bonne chose, et il y a d'ailleurs quelque chose de démagogique à cela. En effet, il existe différents types d'interférences intentionnelles, différents types d'autorités, différenciables selon l'intérêt dans lequel elles sont réalisées et selon le consentement sous lequel elles sont réalisées. Reprenons l'exemple que Jean-Fabien Spitz donne dans son ouvrage sur Philip Pettit : « le voleur qui m'agresse pour prendre mon portefeuille ne saurait être mis sur le même plan que l'interférence intentionnelle de l'Etat qui m'oblige à payer mes impôts. » [34] Pettit souligne qu'il s'agit là de deux situations différentes et par là même incomparables, dont les buts sont différents (à qui sert l'interférence, à son auteur ou à sa victime?) et dont le contrôle est également incomparable (puis-je contrôler et contester cette interférence?). Cela amène Pettit à montrer que dans certaines situations, qui répondent aux critères de l'intérêt et du consentement, l'interférence intentionnelle d'autrui n'est pas incompatible avec la liberté. Il qualifie ce type d'interférence de « non arbitraire ». C'est en effet parce que le système de loi restreint l'étendue des choix que le statut de personne libre est fondé. Sans ce double mouvement, point de liberté. Il s'agit d'un véritable « mécanisme qui fait de certaines interférences effectives le moyen qui garantit l'idéal de la liberté » [35]. En d'autres termes, « il est […] indispensable d'apprendre à distinguer les limites réellement subies de celles qui représentent un point d'appui nécessaire pour pouvoir grandir et mûrir. Le paradoxe étant que sans l'acceptation des secondes – c'est en partie le rôle de l'éducation –, il sera difficile d'accéder à cette autonomie morale qui, seule, garantit l'authenticité de la révolte contre l'emprise mutilante des premières. » [36] Sur ce point, Jean-Claude Michéa rejoint ainsi Philip Pettit en discernant les limites recevables et irrecevables selon l'objectif qu'elles permettent de servir. Nous rejoignons encore une fois Castoriadis pour qui la hiérarchie, dès lors qu'elle est choisie, n'est pas condamnable, et c'est justement la délibération qui permet de fixer les limites que l'on se donne pour atteindre de cette façon l'autonomie [37].

 

      La hiérarchie est donc parfois nécessaire à l'action collective. Il ne faudrait de plus pas tomber dans le piège qu'Alexandre Kojève soulignait, où l'idéal le plus exigeant de la démocratie avorte : c'est l'image du chevalier qui passe son temps à essayer de ne pas tomber de son cheval et qui, finalement, n'a pas le temps de mettre ce dernier en mouvement. Cela amène Kojève à conclure que la délibération démocratique est une perte de temps et que, de ce fait, le tyran est l'exécutant le plus efficace.

 

 

 

Conclusion

 

    L'apport principal des réflexions sur la participation et la gestion collective dans un cadre démocratique porte certainement sur une conception révisée du citoyen, en tant que citoyen rationnel pas nécessairement attaché à son intérêt privé. Le mérite des réflexion sur la réappropriation du commun est donc qu'elles redonnent un rôle nouveau et une légitimité nouvelle à celui qui est l'objet même de la politique.

 

      Pourtant, il faut rompre avec l'idée démagogique que l'échelon le plus bas du pouvoir est nécessairement le meilleur. Seulement, « rien de bon ne se fera sans le peuple » [38]. La démocratie se réforme progressivement en donnant un plus grand échos aux initiatives citoyennes mais cela ne doit pas faire oublier que la délégation de pouvoir reste nécessaire au bon déroulement démocratique. Pourtant, l'appareil représentatif apparaît sclérosé et perverti par la puissance du marché, amenant à l'avènement de la technique au nom d'un individu déraciné.

 

     Dès lors, comment se réapproprier le commun ? Par la révolution ? Pierre Dardot et Christian Laval préconisent une accumulation lente et progressive d'expériences locales, une sorte de révolution du temps long, ce temps que Marc Bloch avait mis au jour avec l'école des Annales. Aller au-delà du capitalisme nécessite non seulement un mouvement local pratique mais aussi une refondation théorique. En suspendant la publication de la revue Socialisme ou Barbarie, Castoriadis eut ces mots : « une activité révolutionnaire ne redeviendra possible que lorsqu'une reconstruction idéologique radicale pourra rencontrer un mouvement social réel » [39]. C'est cette reconstruction idéologique que Dardot et Laval appellent de leur vœu. Les mouvements spontanés d'économie sociale et solidaire sont dans ce contexte un stigmate de l'accumulation de créations et d'expériences qui donneront naissance à un « moment exceptionnel d'auto-institution de la société » [40], c'est-à-dire à « une révolution » [41]. Le principe du commun sera de la sorte un moyen d'introduire une nouvelle manière d'instituer la société démocratique. Mais isolées, l'ensemble de ces pratiques iconoclastes n'obtiendront pas l'écho nécessaire à la refondation démocratique.

 

      Concluons sur les mots de Rosenvallon en rappelant que la démocratie n'existe qu'à travers son expérience : il n'existe pas de modèle démocratique, et d'ailleurs, cette prétention à incarner un modèle que certains auraient possédé et exporté est justement ce qui tue l'idée démocratique. La démocratie restera toujours inachevée, elle est l'expression même de la praxis, dont l'intérêt réside plus dans l'activité en elle-même que dans son résultat. Aussi, la tendance actuelle au commun est le signe d'une mutation de la démocratie, témoin de la vitalité démocratique. Comme le dit Ostrom, « chaque commun est un cas particulier », il n'y a pas de modèle de bien commun, seule la richesse et la diversité des formes de gestion collectives permettra de se réapproprier le commun.

 

[1] Cordonnier Laurent, 2014, La liquidation, Les Liens qui libèrent, Paris

[2] Berns Egidius, 2000, « Philosophie de l'économie », in Rue Descartes, Collège International de Philosophie, n° 28

[3] Legros Martin, 2014, « Le temps de toutes les révoltes », in Philosophie magasine, n°85

[4] Weber Max, 2003, Le savant et le politique, La Découverte, Paris

[5] En effet, suite aux rejets français et néerlandais des référendums du 29 mai et du 1er juin 2005 concernant le traité de Rome instituant une constitution européenne, l'Union européenne a remanié deux trois termes dans le texte puis l'a adopté en interne par le truchement du traité de Lisbonne, signé deux ans plus tard.

[6] Manin Bernard, 2012, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, Paris

[7] Schumpeter Joseph Alois, 1990, Capitalisme, socialisme et démocratie, éd. Payot, Lausanne

[8] Ariès Paul, 2013, Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes. Éloge de la démocratie participative, Max Milo Ed., Paris

[9] Ibid.

[10] Ibid

[11] Honneth Axel, 2013, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, Paris

[12] Polanyi Karl, 2009, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris

[13] Manent Pierre, 2001, Cours familier de philosophie politique, Fayard, Paris

[14] Gaudin Jean-Pierre, 2007, La démocratie participative, Armand Colin, Paris

[15] Stuckler David, Basu Sanjay, 2014, Quand l'austérité tue. Epidémies, dépressions, suicides : l'économie inhumaine, Editions Autrement, Paris

[16] Pettit Philip, 1997, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Gallimard

[17] Dardot Pierre, Laval Christian, 2014, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris

[18] Laval Christian, 2014, « Quelle action collective pour les biens communs ? », in Politis, hors-série n°61

[19] Aristote, 2004, Ethique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, Paris

[20] Dardot Pierre, Laval Christian, 2014, Commun, op. cit.

[21] Bouvier Alban, 2007, « Démocratie délibérative, démocratie débattante, démocratie participative », in Revue européenne des sciences sociales

[22] Habermas Jürgen, cité par Bouvier Alban, ibid.

[23] Dewey John, cité par Bouvier Alban, ibid.

[24] Gaudin Jean-Pierre, 2007, La démocratie participative, op. cit

[25] Ariès Paul, 2013, Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes, op. cit

[26] Ibid.

[27] Gaudin Jean-Pierre, 2007, La démocratie participative, op. cit

[28] Ibid.

[29] En fait, il n'existe pas de prix Nobel d'Economie, il s'agit plutôt du prix d'économie de la Banque de Suède « en mémoire d'Alfred Nobel », décerné en 2009 à Elinor Ostrom et Olivier Williamson.

[30] Ostrom Elinor, 1990, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, Cambridge

[31] Dardot Pierre, Laval Christian, 2014, Commun, op. cit.

[32] Ibid.

[33] Proudhon Pierre-Joseph, 1851, Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle, Garnier frères, Paris

[34] Spitz Jean-Fabien, 2010, Philip Pettit. Le républicanisme, Michalon, Paris

[35] Ibid.

[36] Michéa Jean-Claude, 2014, « Solidaire et solitaire. Débat Jean-Claude Michéa/François Jullien », in Philosophie magasine, n°85

[37] Castoriadis Cornelius, 1996, La montée de l'insignifiance, Editions du Seuil, Paris

[38] Ariès Paul, 2013, Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes, op. cit.

[39] Castoriadis Cornelius, 1967, « Circulaire adressée aux abonnés et aux lecteurs de la revue », in L'expérience du mouvement ouvrier, vol 2

[40] Dardot Pierre, Laval Christian, 2014, Commun, op. cit.

[41] Ibid.

 

 

 

 

 

 

 

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