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Une politique au-delà de la souveraineté écologique ?

Une étude du concept théorique de la biopolitique dans les œuvres de Michel Foucault et Giorgio Agamben comme point de départ pour une écologie politique

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Par Veit Wolfart, membre Et Alii

 

 

Cet article est un résumé d'une Bachelor's Thesis rédigé à l'Université de Münster. Dans ce travail, il s'agît de dégager des pistes de réflexion sur la crise écologique à partir du concept de la biopolitique dans les oeuvres de Michel Foucault et Giorgio Agamben. A travers une analyse de la construction conceptuelle d'une "nature" distincte de l'homme, nous tentons de montrer comment des opérations biopolitiques mènent à la dépolitisation et à l'exploitation du monde non-humain.

 

 

Introduction

 

         Dans ce travail, il s’agît d’étudier les racines politiques de la crise écologique. La notion de crise écologique recouvre un nombre de phénomènes distincts, parmi lesquels ont peut nommer la disparition d’espèces, la destruction de forêts tropicales, la pollution de l’environnement et surtout le changement climatique. Ce qui lie ces processus, c’est le fait qu’il s’agit de phénomènes anthropogènes qui résultent de l’exploitation économique des ‘ressources naturelles’.[1] Bien que la conscience d’une telle crise écologique soit partagée par la majorité des membres de la communauté scientifique, les propositions de solutions témoignent de fortes divergences. Tandis que les économistes de l’environnement proposent la création de nouveaux marchés pour les biens communs afin d’empêcher la surexploitation des ressources grâce aux incitations monétaires[2], certains écologistes radicaux remettent en question les structures capitalistes des systèmes économiques.[3] D’autres économistes plus proches des courants de pensée écologiques proposent une synthèse des deux approches dans le cadre théorique de l’économie verte (green economics).[4] Ces différentes approches s’accordent sur le qu’il s’agit au fond d’une crise économique. Dans ce travail, nous défendrons l’hypothèse opposée, considérant qu’il est plus intéressant d’approcher le phénomène de la crise écologique comme un problème politique, ne serait-ce que dans le sens où le « capitalisme mondial intégré »[5] ne devient possible qu’à partir d’institutions juridiques et de pratiques gouvernementales spécifiques. L’adjectif « politique » renvoie ici également au principe de souveraineté, qu’on peut d’ailleurs souvent localiser dans une « zone d’indifférence » entres les sphères politique et économique dans les démocraties occidentales.[6] Dans ce travail, nous allons analyser la façon dont se réfère la souveraineté traditionnellement à la « Nature ». Au centre de cette réflexion se trouve le concept de la biopolitique de Michel Foucault et Giorgio Agamben, qui est repris par le philosophe canadien Mick Smith pour développer une critique de la souveraineté écologique.[7] Il s’agit de discuter les divergences et les points communs dans les conceptions de la biopolitique et de la souveraineté chez Foucault et Agamben, pour ensuite développer une réflexion sur les enjeux et les limites d’une lecture écologique de leurs œuvres. Ainsi, nous allons essayer d’élaborer des réponses à la problématique suivante :Dans quelle mesure la crise écologique contemporaine peut être saisie comme le produit d’un dispositif biopolitique à partir d’une interprétation écologique des œuvres de Michel Foucault et Giorgio Agamben ? Et quelles voies de sortie de crise peuvent être conçues à partir de cette analyse ?

 

         Nous partons de la position initiale selon laquelle les théories de Foucault et Agamben témoignent de différences importantes, mais qu’elles traitent tout de même de problèmes liés et arrivent souvent à des résultats semblables. De plus, nous inscrirons notre analyse dans le cadre théorique de l’écologie politique chez des auteurs tels que Peet et Watts.[8] En reprenant les éléments centraux de cette critique poststructuraliste[9], nous tenterons de déconstruire la notion de « nature », afin de révéler l’ambiguïté des pratiques discursives et non-discursives qui la constituent, ainsi que les enjeux sous-jacents à ce terme. Cependant, nous allons essayer de dépasser le cadre normatif marxiste de l’écologie politique, pour prendre en compte les questions ontologiques et éthiques soulevées par la philosophie écologique. Il s’agit de dépasser les perspectives anthropocentriques et la dichotomie entre nature et culture/politique, qui structurent la pensée occidentale. En cela, nous suivons la critique du naturalisme formulée par Philippe Descola.[10] En même temps, cela nous mène à relativiser les revendications d’objectivité des sciences positives et de comprendre la définition de sujets éthiques (relatifs à l’humain et au non-humain) plutôt comme un processus politique.[11] Par conséquent, notre analyse peut être caractérisée comme posthumaniste, car il s’agit de remettre en cause les définitions essentialistes de l’homme et de la Nature.

 

         En suivant Smith, nous allons développer une critique écologique de ce que Smith nomme  souveraineté écologique, à savoir le fait que la souveraineté politique se définit toujours contre et sur la « Nature ». Pour reformuler ce problème, nous proposons la notion d’un paradoxe de la souveraineté écologique. D’une part, l’homme fait partie d’un cosmos organique, et toute pratique politique a lieu dans un « monde naturel », ce qui devient apparent avec la crise écologique contemporaine ; d’autre part, le mythe de la sortie de l’état de nature fonde la cité politique sur l’idée d’un dépassement de la nature, et la technique moderne permet à l’homme de contrôler, transformer, capitaliser, ou détruire son environnement. Ce mythe de la domination de l’homme sur la nature remonte jusqu’à l’antiquité grecque, un fait sur lequel Agamben insiste beaucoup, et on le trouve également dans l’Ancien Testament.[12] Pour mettre en rapport cette problématique avec la conception de la biopolitique, nous allons d’abord définir et situer ce terme dans les œuvres de Foucault et Agamben.

 

Biopolitique et souveraineté chez Foucault et Agamben

 

         Le concept de la biopolitique (aussi bio-pouvoir) est développé par Foucault dans le premier tome de son Histoire de la sexualité et dans ses cours au Collège de France. Il emploie ce terme pour décrire une transformation de la rationalité politique à la fin du 18e siècle, qui est caractérisée par la découverte de la vie des populations comment nouvel objet des pratiques gouvernementales:

« ce qu'on pourrait appeler le « seuil de modernité biologique » d'une société se situe au moment où l'espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d'une existence politique; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question. » [13]

L’émergence de la biopolitique est liée à la croissance de la productivité agricole et industrielle, qui permet pour la première fois un contrôle politique des évolutions démographiques. Les nouvelles pratiques gouvernementales sont accompagnées de nouvelles technologies administratives qui visent surtout l’approfondissement des savoirs de cette nouvelle figure qui apparaît dès lors dans les statistiques sur les taux de natalité et de mortalité, à savoir la population. Pour Foucault, ce gouvernement des populations reflète le dispositif disciplinaire sur la macro-échelle et remplace l’ancien modèle juridico-politique du souverain qui fonde son pouvoir sur la violence physique et la peine de mort. En même temps, la biopolitique marque un nouveau rapport du politique à la Nature ; tandis que le souverain règne en dehors de la Nature, la nouvelle gouvernementalité biopolitique adopte celle-ci comme modèle du bon gouvernement, elle lui est immanente et gouverne à travers elle.[14] Cela aboutit également à l’émergence du racisme, qui permet de distinguer les parties de la population qui doivent vivre de celles qui doivent mourir pour améliorer la santé de la population.[15]

 

         Giorgio Agamben reprend le concept de la biopolitique  de Foucault, mais plutôt que d’y voir une rationalité politique qui succède au principe de la souveraineté, il considère la création d’un corps (bio-) politique comme l’acte originel de la souveraineté.[16] Agamben développe sa théorie de la souveraineté sur la vie à partir de la distinction entre les mots grecs qui traduisent l’idée de « vie » chez Aristote : zoe et bios. Tandis que le bios décrit une forme de vie qualifiée, ce qui est équivalent à une vie politique dans la pensée grecque, le terme zoe désigne le seul fait d’être vivant, qui caractérise également les animaux et les plantes.[17] Selon Agamben, la sphère politique de la cité grecque naît avec l’acte souverain qui exclue la zoe en la reléguant à la sphère du  ménage (oikos), où elle est soumise au pouvoir souverain du père de famille (despotes). Il s’agit là d’une opération complexe, lors de laquelle la zoe, isolée de toute forme de vie, devient une vie nue ; ceci n’est pas un état « naturel », mais le résultat d’un acte de violence. Agamben recourt à la définition du souverain de Carl Schmitt, selon laquelle il est celui qui décide de l’exception (au sens étymologique d’ex-capere : la vie nue est arrachée de la cité). Cette vie nue n’est pas sans relation avec le corps politique, car son exclusion maintient une forme d’inclusion – la vie nue existe au seuil de l’espace politique qui s’ouvre avec son exclusion. Ce qui fait d’elle une vie sainte, c’est le fait qu’elle soit exclue de tout droit (humain et divin) et qu’elle puisse être sacrifiée par le souverain à tout moment. Paradoxalement, cela la situe dans la même zone d’indifférence que le souverain qui lui aussi se trouve à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du droit.

 

         Pour Agamben, les Etats-nations qui émergent au XIXe siècle sont caractérisés par le fait que la frontière entre bios et zoe traverse dès lors chaque citoyen, l’inscrivant ainsi lui aussi dans la zone d’indifférence, un fait dont témoignent la violation des droits de l’homme des apatrides et le recours des gouvernements à l’état d’exception (ou bien l’état d’urgence). En dialogue avec la philosophie de Heidegger, Agamben cherche à montrer que ces actes souverains résultent d’un discours métaphysique qui depuis Aristote définit l’homme contre son animalité, sans jamais parvenir à dépasser cette condition animale – ce qui crée la possibilité (ou bien la nécessité) d’imposer des césures arbitraires entre la vie qui est considérée comme proprement humain et la vie nue qui est exclue de la protection des droits politiques. Cette structure de la souveraineté se révèle ouvertement dans les camps de concentration des nazis, qui incarnent pour Agamben le paradigme de l’espace politique de la modernité. Quant au dépassement de ce piège de la souveraineté, Agamben recourt au messianisme de Walter Benjamin pour esquisser une « communauté qui vient »[18] dans laquelle l’homme acquiert une pure forme de vie, une potentialité sans essence avec une politique sans fin[19], ce qui rend possible une véritable éthique[20].

 

         Cette brève présentation de la conceptualisation de la souveraineté et de la biopolitique  permet de voir les approches Foucault et Agamben non pas comme opposées, mais plutôt comme mettant l’accent sur des aspects différents de la rationalité biopolitique , qui n’est rien d’autre que la politisation de la vie biologique de l’homme. Ce que montre Agamben, c’est que cette politisation est un même temps une dépolitisation, dans le sens ou elle crée un critère qui permet d’exclure des êtres vivants de la sphère politique et de les soumettre à la violence souveraine. En même temps, cette dépolitisation prend le plus souvent la forme d’une insertion dans la sphère économique. Ce dernier point, ainsi que la critique de l’humanisme (Agamben parle d’une « machine anthropologique ») permettent de développer une critique écologique.

 

Une critique écologique de la biopolitique

 

         Le point de départ de notre lecture écologique des deux philosophes se situe dans le discours sur le bon gouvernement qui émerge au XVIe siècle et qui se transforme en ce que Foucault appelle la gouvernementalité. Foucault retrace les différentes ruptures qui déplacent l’objet de la rationalité politique. Tandis qu’au au XVIe siècle, le gouvernement vise à étendre le pouvoir souverain sur un vaste territoire, il s’agit de plus en plus de gouverner les populations vers la fin du XVIIIe siècle. Or, le gouvernement biopolitique  ne supprime pas complètement l’importance du territoire, qui est dès lors perçu comme un environnement dont il faut gouverner la relation avec les populations.[21] Le gouvernement des populations est ainsi aussi un gouvernement écologique, ce qui a mené des auteurs à forger le concept d’une « gouvernementalité verte » ou bien d’une « gouvernementalité écologique » pour désigner les dispositifs disciplinaires des politiques coercitives justifiées par les enjeux écologiques contemporains.[22] Cependant, l’analyse foucaldienne permet également de saisir le besoin que la « gestion » de l’environnement par l’Etat accompagne l’émergence du libéralisme, qui prétend pourtant gouverner le moins possible afin que l’harmonie « naturelle » puisse se réaliser dans une société gouvernée par les seules lois du marché. La mise en évidence de ce paradoxe permet de rapprocher Foucault de Polanyi, qui considère la création de la marchandise fictive de la terre par le pouvoir politique comme une des conditions nécessaires au développement du capitalisme.[23] Foucault révèle que l’émergence des représentations de l’environnement ne peut être saisie indépendamment d’une rationalité gouvernementale instrumentale et que la gestion de cet environnement est une condition nécessaire pour la biopolitique .

 

         A partir de ce résultat, nous pouvons analyser les conséquences de la politisation des conditions matérielles de vie des hommes à partir de l’œuvre d’Agamben. Cette analyse suit les propos de Calarco[24] et de Smith[25], qui constatent tous deux que la théorie d’Agamben aboutit logiquement à une position posthumaniste, qui est fondamentalement incompatible avec toute souveraineté humaine sur les êtres non-humains. Dans son ouvrage L’Ouvert, Agamben introduit la notion d’une « machine anthropologique de l’humanisme » pour décrire les discours métaphysiques qui opèrent une distinction entre ce qui est humain et ce qui n’est pas considéré comme humain.[26] Par cette opération, la machine anthropologique produit une vie nue qui est à la fois exclue de la sphère humaine et constitutive de celle-ci. Or, il n’y a pas de critère absolu pour séparer l’humain et le non-humain, ce qui fait de cette distinction ontologique en réalité un paradigme politique de la vérité.[27] Ce constat résulte d’une analyse profonde des enjeux et des contradictions qui marquent les discours sur la tension entre humanité et animalité chez des auteurs aussi différents que Saint Thomas d’Aquin, Kojève, Bataille, et surtout Heidegger. En tirant les conclusions philosophiques des expériences de l’écologiste Uexküll, Agamben remet en question la thèse de Heidegger selon laquelle les animaux seraient « pauvre en monde », contrairement aux hommes qui auraient la faculté de désactiver leur rapport au monde à travers l’humeur de l’ennui.

 

         Smith continue sur cette voie pour développer l’idée que la machine anthropologique est une parfaite illustration de la manière par laquelle les humains dépolitisent le monde non-humain pour le réduire au statut de simple potentiel de ressources naturelles.[28] Il se réfère à Heidegger, qui emploie le terme de « Ge-stell » pour désigner la rationalité instrumentale de la technique.[29] Ce lien est d’autant plus pertinent, car Agamben se réfère lui-même à cette notion pour développer ses concepts de dispositif (qui traduit « Ge-stell » en français) ou de paradigme.[30] Le propre de la technique selon Heidegger est de réduire la nature et en fin de compte aussi l’homme à un « Bestand » (traduit chez Smith par « standing reserve ») ; le terme « Bestand » renvoie à l’idée d’une « ressource », un matériau qui est mis dans une condition de disponibilité permanente et dont un usage utile peut être fait.[31] Selon Smith, la crise écologique peut être comprise comme l’effet pervers d’un système mondial qui réduit l’ensemble de la planète et de ses habitants non-humains à un « Bestand » qui peut être exploité librement, car il n’y a aucune relation éthique possible avec un être réduit à une telle condition. Loin d’y voir un simple problème économique, face auquel le recours à l’Etat paraît être une option viable, Smith constate que cette réduction de la nature est inhérente au principe même de la souveraineté politique, qui se fonde explicitement sur la domination de la nature.[32] Pour mieux comprendre le rapport entre l’exploitation capitaliste et la domination politique, il faut étudier l’évolution du rapport entre les rationalités de l’économie et de la souveraineté. C’est le projet qu’entreprend Agamben dans son ouvrage Le Règne et la Gloire, dans lequel il développe la généalogie de la gouvernementalité de Foucault. Tandis que Foucault identifie l’émergence de cette gouvernementalité dans l’apparition d’un pouvoir pastoral ecclésiastique au 16e siècle, Agamben va plus loin et retrace la généalogie de l’opposition entre la souveraineté transcendante et le gouvernement providentiel immanent à la vie ici-bas, fondement de la théologie chrétienne. Selon Agamben, il s’agit de deux paradigmes fonctionnels opposés, mais liés l’un à l’autre, qui gouvernent l’histoire de l’Occident ; d’où le constat que le désenchantement wébérien masque en vérité le fait que la mondialisation économique n’est que la réalisation de la théologie chrétienne.[33]

 

         Nous n’allons pas trancher la question de la légitimité d’une telle conclusion généralisée ; elle repose sur une philosophie téléologique qui conçoit l’histoire comme une dialectique. Cependant, l’analyse d’Agamben révèle le fait que l’utopie libérale d’une économie sans gouvernement repose sur une foi dans l’harmonie naturelle, tandis qu’elle se fonde dans sa pratique réelle sur le principe de la souveraineté, sans lequel elle ne peut pas exister. Dans cette perspective, la crise écologique paraît comme le résultat de cette alliance fatale entre le pouvoir souverain des Etats et l’économie capitaliste.

 

Une politique au-delà de la souveraineté écologique ?

 

         Après avoir formulé une critique écologique à partir du concept de la biopolitique  chez Foucault et Agamben, il s’agit maintenant de s’interroger sur des éventuelles réponses à la crise écologique chez ces deux auteurs. Un résultat central de notre réflexion est d’avoir montré que cette crise peut être appréhendée comme résultant d’une gouvernementalité biopolitique, dont les paradigmes fonctionnels se révèlent d’une part dans une souveraineté sur la nature, d’autre part dans le gouvernement économique suivant le modèle de la nature. Par conséquent, nous sommes amenés à rejeter la « Nature » comme modèle normatif de l’action politique. Mais comment sortir du paradoxe d’une rationalité biopolitique  qui détruit les conditions de survie de l’homme, tout en essayant de réaliser l’utopie d’un gouvernement naturel ?

 

         Une première réponse se trouve dans le concept de la « communauté qui vient » chez Agamben, qui est repris par Smith. Dans cette perspective, il s’agit de pousser le paradoxe de la souveraineté encore plus loin pour révéler ses apories. Ainsi, le désœuvrement ouvre la possibilité d’une nouvelle ontologie caractérisée par la suspension du droit souverain. Dans la communauté qui vient, chaque individu est reconnu comme une singularité, dont l’essence est le fait de ne pas en avoir, d’être pure potentialité. Cependant, cette utopie témoigne de certaines incohérences. D’un côté, elle semble ressembler à une communauté libérale dans sa façon de reconnaître les individus comme potentialité indépendamment de leurs appartenances, ce qui paraît contredire sa conception de la potentialité comme structure de la souveraineté.[34] De l’autre côté, il n’est pas clairement énoncé de quelle manière la suspension de la souveraineté peut-elle être opérée, puisqu’Agamben situe le souverain en dehors de la sphère politique et ne reconnaît aux sujets politiques aucun pouvoir de résistance contre la biopolitique  souveraine.[35] Les limites pratiques de cette approche deviennent manifestes chez Smith, qui adopte comme modèle d’une telle communauté le traité sur l’Antarctique, dans lequel les Etats signataires renoncent aux revendications de souveraineté territoriale. Or, il est apparent que ce traité ne peut pas servir comme modèle d’une communauté entre humains et non-humains, car il s’agit de territoires inhabités. De plus, Smith n’offre pas de réponse à la question des structures non-étatiques qui pourraient permettre d’empêcher l’exploitation économique de la planète. Il n’apporte pas non plus de solution à la question de la subsistance de la communauté qui vient sans les structures capitalistes.[36]

 

         Face à ces problèmes, nous proposons de chercher une réponse à la crise écologique non pas chez Agamben, mais plutôt chez Foucault. Bien que Foucault ne soit pas un penseur écologique, son œuvre et son engagement politique permettent de concevoir deux voies théoriques pour réagir à la crise écologique. D’abord, il y a chez Foucault l’idée de la liberté comme pratique[37]; au lieu de formuler l’utopie d’une libération des relations de pouvoir, qui pour lui risquent de mener aux promesses totalitaires[38], Foucault identifie la liberté dans les pratiques de résistance et de transgression. Le mouvement écologique a la possibilité d’entrer dans ce qu’il appelle des « jeux de vérité »[39] pour contester le monopole de savoir technoscientifique de la nature ; au lieu de reproduire une nouvelle forme de naturalisation, il peut faire un usage discursif stratégique de la notion de nature sans pourtant l’essentialiser. Cependant, cette tactique ne dépasse pas la rationalité biopolitique, il persiste toujours le risque que le discours écologique soit approprié par les gouvernements pour renforcer la souveraineté écologique.[40]

 

         Une deuxième réponse qu’on puisse développer à partir de Foucault, c’est l’idée d’une esthétique écologique de l’existence.[41] Au lieu de parler d’éthique, Foucault développe l’idée des pratiques de soi qui constituent le sujet éthique dans la Grèce antique. L’idée d’une résistance à la souveraineté écologique passe ainsi à travers l’individu qui prend conscience de sa condition et qui peut contester des identités qui lui sont imposées, par exemple celle de consommateur.[42] Or, cette solution repose tout de même sur l’espoir que les sujets se mettent ensemble pour former des mouvements sociaux comparables, par exemple, au féminisme, afin de pouvoir transformer le système économique mondial. Un exemple pertinent pour la résistance aux rationalités gouvernementales peut être cherché dans le mouvement altermondialiste et la résistance à la privatisation des biens communs et la marchandisation du monde non-humain.[43]

 

Conclusion

 

         Pour conclure, nous pouvons constater que les pensées de Foucault et d’Agamben peuvent servir comme sources riches pour une réflexion sur la crise écologique. Leurs analyses critiques des rationalités politiques révèlent les rapports contradictoires entre le politique et la nature. Malgré l’impossibilité de donner une définition essentialiste à cette dernière, toute forme de souveraineté politique semble nécessairement passer par la soumission de la nature, tandis que la rationalité gouvernementale qui caractérise le libéralisme à la base de nos systèmes économiques ne cesse de « naturaliser » ses propres pratiques. Pour sortir de la crise écologique, il paraît ainsi nécessaire d’envisager une nouvelle relation entre les pratiques politiques et le monde non-humain. Tandis que l’utopie d’une « communauté qui vient » chez Agamben témoigne de difficultés conceptuelles, les réflexions de Foucault sur la résistance et les pratiques de soi permettent de concevoir au moins une vision stratégique des possibilités et des dangers d’un mouvement écologique sinon une « solution » pour la crise. Pour approfondir la dimension sociale de cette problématique, nous suggérons d’étudier dans un futur travail les liens entre la critique d’Agamben et les concepts de travail aliéné et de nature chez Marx, qui est notamment repris par Walter Benjamin. Car il est apparent que les enjeux derrière la crise écologique sont multiples et complexes et qu’une sortie de cette crise n’est envisageable sans des transformations profondes des nos sociétés.

 

Notes

 

[1] Sklair, Leslie, Globalization. Capitalism and its altematives., Oxford 2002, S. 54

 

[2] Nordhaus, William D., »Alternative Mechanisms to Control Global Warming«, The American Economic Review, Jg. 96, H. 2 (2006), S. 31–34

 

[3] Bookchin, Murray, »Death of a small planet. It's growth that's killing us«, The Progressive (1989), S. 19–23

 

[4] Voir par exemple Hahnel, Robin, Green economics. Confronting the ecological crisis, Armonk 2011

 

[5] Guattari, Félix, The three ecologies, London 2000

 

[6] Vogl, Joseph, Der Souveränitätseffekt, Zürich 2015, S. 25

 

[7] Smith, Mick, Against ecological sovereignty. Ethics, biopolitics, and saving the natural world, Minneapolis 2011

 

[8] Peet, Richard/Michael J. Watts (Hg.), Liberation ecologies. Environment, development, social movements, London 1996

 

[9] Escobar, Arturo, »Constructing Nature. Elements for a poststructural political ecology«, in: Richard Peet/Michael J. Watts (Hg.), Liberation ecologies. Environment, development, social movements, London 1996, S. 46–65

 

[10] Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris 2009

 

[11] Latour, Bruno, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris 2008

 

[12] White, Lynn, JR., »The Historical Roots of Our Ecologic Crisis«, Science, New Series, Jg. 155, H. 3767 (1967), S. 1203–1207

 

[13] Foucault, Michel, La volonté de savoir, Paris 1997, S. 188

 

[14] Foucault, Michel, Sicherheit, Territorium, Bevölkerung. Vorlesung am Collège de France, 1977 - 1978, Frankfurt am Main 2014, S. 114–115

 

[15] Foucault, Michel, In Verteidigung der Gesellschaft. Vorlesungen am Collège de France (1975 - 76), Frankfurt am Main 2009, S. 301

 

[16] Agamben, Giorgio, Homo sacer. Die souveräne Macht und das nackte Leben, Frankfurt am Main 2011, S. 16

 

[17] Ebd., S. 11

 

[18] Agamben, Giorgio, The Coming Community, Minneapolis u.a 2007

 

[19] Agamben, Giorgio, Means without end. Notes on politics, Minneapolis, Minn. 2008, S. 115–116

 

[20] Agamben, The Coming Community [wie Anm. 18], S. 43

 

[21] Foucault, Michel, »The Political Technology of Individuals«, in: Luther H. Martin (Hg.), Technologies of the self. A seminar with Michel Foucault, Amherst, Mass. 1988, S. 145–162, hier: S. 160

 

[22] Luke, Timothy W., »Environmentality as Green Governmentality«, in: Éric Darier (Hg.), Discourses of the environment, Oxford u. a. 1999, S. 121–151; Rutherford, Stephanie, »Green governmentality: insights and opportunities in the study of nature’s rule«, Progress in Human Geography, Jg. 31, H. 3 (2007), S. 291–307

 

[23] Polanyi, Karl/Joseph E. Stiglitz/Fred Block, The great transformation. The political and economic origins of our time, Boston 2010, S. 71-80; 187-200

 

[24] Calarco, Matthew, Zoographies. The question of the animal from Heidegger to Derrida, New York 2008

 

[25] Smith, Against ecological sovereignty [wie Anm. 7]

 

[26] Agamben, Giorgio, Das Offene. Der Mensch und das Tier, Frankfurt am Main 2011, S. 39

 

[27] Ebd., S. 82

 

[28] Smith, Against ecological sovereignty [wie Anm. 7], S. xv–xvi

 

[29] Heidegger, Martin, Die Technik und die Kehre, Fünfte Auflage, Pfullingen 1982 [1962], S. 20

 

[30] Agamben, Giorgio, "What is an apparatus?". And other essays, Stanford 2009, S. 12

 

[31] Heidegger, Die Technik und die Kehre [wie Anm. 29], S. 17

 

[32] Smith, Against ecological sovereignty [wie Anm. 7], S. 109–110

 

[33] Agamben, Giorgio, Herrschaft und Herrlichkeit. Zur theologischen Genealogie von Ökonomie und Regierung, Berlin 2010, S. 342

 

[34] Bleeden, David, »One Paradigm, Two Potentialities: Freedom, Sovereignty and Foucault in Agamben’s Reading of Aristotle’s ‘δύναμις’ (dynamis«, Foucault Studies, Jg. 10 (2010), S. 68–84, hier: S. 74–75

 

[35] Passavant, Paul A., »The Contradictory State of Giorgio Agamben«, Political Theory, Jg. 35, H. 2 (2007), S. 147–174, hier: S. 159–160

 

[36] Ebd., S. 152

 

[37] Foucault, Michel, »Space, Knowledge, and Power«, in: Michel Foucault/Paul Rabinow (Hg.), The Foucault reader, New York 2010, S. 239–256, hier: S. 245

 

[38] Foucault, Michel, »What is Enlightenment?«, in: Michel Foucault/Paul Rabinow (Hg.), The Foucault reader, New York 2010, S. 32–50, hier: S. 46

 

[39] Foucault, Michel, »The Ethics of the Concern for Self as a Practice of Freedom«, in: Paul Rabinow/James D. Faubion (Hg.), The essential works of Michel Foucault, 1954-1984, New York 2000, S. 281–302, hier: S. 281

 

[40] Levy, Neil, »Foucault's Unnatural Ecology«, in: Éric Darier (Hg.), Discourses of the environment, Oxford u. a. 1999, S. 203–216, hier: S. 212

 

[41] Darier, Éric, »Foucault against Environmental Ethics«, in: Éric Darier (Hg.), Discourses of the environment, Oxford u. a. 1999, S. 217–240, hier: S. 225

 

[42] Ebd., S. 234

 

[43] Pour un exemple d’un tel contre-discours, voir Linebaugh, Peter, The Magna Carta manifesto. Liberties and commons for all, Berkeley 2008

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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