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Recension critique

L'énigme de la monnaie

de Massimo Amato, 2015

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Par Veit Wolfart, membre Et Alii, Mars 2016

 

 Malgré le rôle décisif que la monnaie joue dans notre monde, elle reste souvent une impensée dans les théories économiques. Etant réduite au statut d'une marchandise, ce qu'est le phénomène monnaie échappe ainsi aux économistes.  Pour remédier à ces tendances, Massimo Amato propose une approche phénoménologique pour éclairer l'énigme de la monnaie. En romantant à la pensée aristotélitienne, il découvre une tradition riche de la pensée sur la monnaie comme une institution sociale.

Constatant l’incapacité de la pensée occidentale de penser le phénomène de la monnaie, Massimo Amato propose une lecture phénoménologique de la monnaie comme institution fondatrice de l’économie. En remontant à la philosophie d’Aristote, il analyse la monnaie comme cette normativité qui donne lieu aux échanges dans la mesure où elle crée un rapport au manque. Afin qu’elle puisse remplir cette tache, elle doit être un rien, pure liquidité, qui disparaît lorsque sa circulation est parachevé. Or, le Capitalisme contemporain, en faisant de la monnaie une marchandise, qui peut être achetée et vendue sur les marchés financiers, dés-institutionnalise la monnaie. Une fois absorbée dans la circulation cybernétique, elle cesse de délimiter le désir dont elle est devenue l’objet principal et permet ainsi la surpotentialisation de la vie humaine à travers sa multiplication ex nihilo, dont les conséquences funestes se révèlent dans les crises financières.

 

L’énigme de la monnaie (ital. L’enigma della moneta e l’inizio dell’economia, 2010) de Massimo Amato, qui enseigne l’histoire de l’économie à l’université Bocconi à Milan, fait partie d’un projet de recherche ambitieux, qui propose une théorie nouvelle de la monnaie et de la finance. Depuis 2005, Amato et son collègue Luca Fantacci ont publié également La moneta : storia di un’istituzione mancata (2005), Le radici di una fede (2008) et Fine della finanza (2009). Il est intéressant de noter que ce projet date d’avant la crise de 2008, ce qui le distingue de la plupart des nombreuses publications qui dénoncent aujourd’hui les déformations des marchés financiers. Formée à la fois en économie et en philosophie, Amato est dévoué à l’analyse des défauts du capitalisme contemporain à travers la lecture des grands philosophes, tout en maintenant le dialogue avec la théorie économique. Soucieux de traduire sa réflexion en action concrète, Amato est aussi engagé dans plusieurs projets de monnaies locales. L’objet principal de ses recherches, c’est la monnaie, objet ambigu, souvent ignoré par la théorie économique contemporaine et néanmoins condition de tout échange. L’énigme de la monnaie occupe alors une position centrale dans l’œuvre d’Amato, puisqu’il s’y interroge justement sur la question de savoir qu’est-ce que c’est que la monnaie.  Au lieu de proposer une définition qui écartera la difficulté de penser le phénomène monétaire, comme le fait la science économique depuis Ricardo, il cherche à dévoiler la tradition d’une pensée alternative, qui passe par Aristote, Emanuel Kant, Karl Marx et Keynes. Se réclamant de l’œuvre de l’historien du droit et psychanalyste Pierre Legendre, il  met l’accent sur la monnaie en tant qu’institution, compris ici comme ce qui « institue », « fonde », « donne lieu à… ». L’importance de l’apport d’Amato, c’est justement la manière dont il découvre dans des textes souvent traités comme simples anticipations de la science économique néo-classique, une pensée soucieuse de saisir l’ambigüité des faits économiques et leurs significations normatives. Non seulement offre-t-il une retraduction « interprétative » de plusieurs passages d’Aristote, qui restitue la complexité de cette pensée de la monnaie, mais sa lecture originelle de Keynes donne également une nouvelle profondeur à cet économiste qu’on considère souvent exclusivement comme le champion de l’interventionnisme étatique. Enfin, cet œuvre s’inscrit dans à l’intérieure d’une philosophie économique qui déconstruit la doxa néo-classique, ce qui paraît d’autant plus nécessaire dans la mesure où l’existence de la monnaie pose des problèmes considérables pour la théorie néo-classique de l’équilibre général.

 

L’ouvrage d’Amato est divisé en six chapitres, qui traitent successivement l’universalité de la monnaie, sa localité, son usage propre, le rapport qu’elle crée entre la communauté et le rien, sa normativité dans la pensée occidental et la normativité du droit. Cependant, l’argumentation procède de façon circulaire, s’approchant de « l’abysse » énigmatique de la monnaie sous des angles différents. Le « point d’oscillation » du livre, comme Amato l’annonce lui-même dans son introduction, ce sont les parties consacrées à Aristote, qui selon l’auteur « reste jusqu’ici le seul à avoir fait signe dans la direction d’une pensée de l’institution dans son rapport à la négativité » (p.30). Mais parmi les auteurs discutés dans l’ouvrage figurent également Saint Thomas d’Aquin, le juriste romain Ulpien, John Stuart Mill, Georges Bataille, l’écrivain Jorge Luis Borges et des économistes plus contemporains comme Jaques Rueff, Barry Eichgreen ou Robert Mundell. Face à cette diversité de sources et compte tenu de la complexité du texte, nous proposons d’analyser d’abord les paradoxes de la monnaie esquissés par Amato, car son énigmacité s’exprime de façons différentes, avant de montrer ce qu’est – ou ce que devrait être - une monnaie bien construite selon l’auteur.

 

L’idée sous-jacente à l’ouvrage, c’est que dans l’échange il y a une chose qui ne fait pas partie de l’échange et qui ne peut pas être compris à partir de l’échange, mais qui est nécessaire pour qu’il puisse avoir lieu, à savoir la monnaie : « l’échange puisse apparaître comme tel seulement à l’intérieur d’une dimension qui n’est pas identifiable par le moyen de ce dernier, tout en restant dans le même temps très proche de lui » (p.207).  D’où vient pour Amato l’importance de s’interroger sur la nature de la monnaie ? – « Parce que la monnaie est dogmatiquement conçue comme une marchandise, alors même que, comble de paradoxe, il crève les yeux qu’elle ne peut absolument pas être réduite à cela » (p.11), écrit-il dans le prologue. Pourquoi ne peut-on pas réduire la monnaie à une simple marchandise ? Un premier élément de sa réponse, c’est de constater que la monnaie n’a aucune valeur d’usage, ne serait-ce qu’à travers sa capacité d’être échangée contre d’autres biens. C’est la morale du mythe du roi Midas, évoqué par Aristote, qui meurt de faim parce que tout ce qu’il touche se transforme en or. Voici une façon de poser le paradoxe : cette « chose » qui sert de moyen universelle d’accéder aux richesses ne peut pas avoir de valeur propre à elle-même. Mais si on peut échanger la monnaie contre tous les biens, pourquoi ne pas la désirer comme la richesse la plus universelle ? En citant Kant, Amato constate que la monnaie n’est pas véritablement, que quand elle est cessée – elle est un outil qui doit circuler. Pour vraiment être, elle doit disparaître à la fin des échanges ; à l’équilibre économique, elle n’existe plus. Dans cette perspective, la profonde ambigüité de la monnaie prend forme: d’une part, elle est la chose dont la circulation permet l’échange, d’autre part, elle est un « rien » in-appropriable, qui doit disparaître pour remplir ses fonctions. La réponse d’Amato à cette problématique, ce sera de constater que la monnaie n’est justement pas une chose, mais une institution, une normativité, ou dans les mots d’Aristote « entièrement loi ». A ces problèmes s’ajoute le fonctionnement de la monnaie comme mesure : la monnaie est une unité de compte, qui mesure les objets de désir, à savoir les biens. Mais comment la monnaie en tant que capital, dont le prix selon la science économique est le taux d’intérêt, pourrait-elle être sa propre mesure ? Comment calculer le néant ? Enfin, Amato pose la question généalogique d’une « fiat money » qui semble accroître son volume ex nihilo sans que corresponde à cette croissance une contrepartie réelle, un processus qui s’est accéléré depuis la fin de l’étalon-or en 1971. Cette piste l’emmène à revisiter les débats scolastiques sur la légitimité du prêt à intérêt, l’usure, qui occupaient déjà Keynes dans sa Théorie générale.

 

En l’occurrence, Amato approche ces problèmes non pas comme des problèmes techniques, mais comme des problèmes normatifs, qui nécessitent une réflexion philosophique approfondie. La question n’est pas simplement de savoir qu’est-ce c’est que la monnaie, ou quelles sont ses fonctions (bien que ce soient des étapes nécessaires à parcourir), mais c’est la question de l’usage propre de la monnaie, qui rend possible un échange humain. Selon Amato, l’usage propre de la monnaie, c’est sa circulation dans une communauté et enfin sa disparation. Pour permettre de calculer le prix des biens, elle doit elle-même reste incalculable, justement parce qu’elle est le rapport à l’incalculable, au néant, au manque et à la mortalité. L’influence de Heidegger est particulièrement apparente dans les parties de l’ouvrage où Amato met en rapport l’économie et la négativité essentielle dans l’être des hommes :

« Ce qui lie l’homme à la normativité, c’est son rapport à la mort, c’est-à-dire sa constitutive mortalité. Dont une des figures les plus considérables pour l’économique, est ce que Heidegger a appelé, en partant de la notion d’être-en-rapport-à-la-mort (Sein zum Tode), Schuldigsein : être en faute, certes, mais aussi être-en-dette […] La possibilité tout à fait concrète et préférable d’entrer factivement, avec la monnaie, dans un rapport à la perte, et donc d’apprendre à savoir perdre la monnaie, ce qui a pour conséquence que l’échange peut avoir lieu en tant qu’échange politiquement humain, c’est-à-dire en tenant compte de impayable possibilité d’accéder à ce que signifie payer sa dette – cette possibilité interdit que l’on puisse légitimement se sentir créditeur vis-à-vis quoi que ce soit ». (p.38-39).

 

Amato est très proche ici du courant théorique que l’anthropologue David Graeber dans son ouvrage Dette. 5000 ans d’histoire (2013) appelle « la théorie de la dette primordiale » [1], qui s’est développée aux années 1990s autour des chercheurs français André Orléans et Michel Aglietta ; dans cette perspective, la dette serait l’essence de toute société. Cependant, pour Amato, la monnaie n’est pas légitimée par une dette existentielle. Au contraire, elle est cette institution qui crée le lien avec la dimension de la perte, car elle permet aux hommes de payer leurs dettes et ainsi d’être proprement hommes, car « la participation à l’être-en-dette originaire ; [est le] régime en lequel consiste la communauté » (p.223). Ici se révèle l’écart considérable entre la pensée d’Amato et l’individualisme méthodologique de la science économique. Pour Amato, l’agent économique avec ses désirs et ses dotations matérielles n’est pas une donné ; l’accès de l’agent à ses besoin doit être institué dans une communauté politique pour avoir lieu, juste comme l’échange de biens, qu’Amato analyse comme l’échange de deux manques (manque d’usage d’une part, manque d’un bien d’autre part) : « l’homme n’est pas biologiquement collé à son désir, mais […] c’est en entrant en rapport avec le désir qu’il s’humanise – et donc qu’il accède à la possibilité même d’avoir un rapport à un besoin » (p.237). En tant qu’institution, la monnaie est la limite des désirs ; mais par voie de conséquence, elle délimite aussi la dimension de l’échange, dans lequel elle sert comme tiers, auquel se réfèrent les échanges. D’ailleurs, c’est cette pensée de l’institution comme normativité qui lie le phénomène de la monnaie au phénomène du droit, traité dans le dernier chapitre de l’ouvrage, à savoir le fait que le droit aussi est pour l’auteur une « mise en œuvre du rien » (p.305). Une monnaie bien faite, c’est celle qui met en œuvre sa propre perte, au lieu d’aboutir à son accumulation et son auto-multiplication, par exemple à travers le système d’une chambre de compensations comme l’a proposé Keynes lors de la conférence de Bretton-Woods en 1944.

 

Evidemment, ce canevas de la pensée d’Amato reste forcément incomplet ; l’auteur développe ses idées dans un dialogue étroit avec les textes classiques, notamment ceux d’Aristote. En outre, il y a des parties plus concrètes, par exemple quand il discute l’histoire de l’étalon-or du dollar dans le premier chapitre. Tandis que l’érudition de l’auteur et la densité du texte sont remarquables, le lecteur reste néanmoins souvent perdu dans la réflexion labyrinthique d’Amato. Non seulement l’auteur  présuppose une érudition considérable de la part du lecteur, mais même les définitions de ses propre concepts n’apparaissent que de manière dispersée et souvent implicite dans le texte. De plus, l’édition française de l’ouvrage souffre d’un défaut regrettable : à partir du troisième chapitre, les termes grecs ne sont plus traduits, mais imprimés en lettres grecs, ce qui fait obstacle à la compréhension par le lecteur qui ne maîtrise pas le grec. Un plus grand effort pédagogique paraîtrait d’autant plus souhaitable, que l’ouvrage se veut une contribution qui dépasse les frontières figées des disciplines académiques. Finalement, L’énigme de la monnaie demeure un ouvrage très originel, qui promet une lecture stimulante à ceux qui sont prêts à suivre l’auteur dans une pensée véritablement abyssale du phénomène de la monnaie.

 

 

 

[1] David Graeber: Dette : 5000 ans d’histoire, Éditions Les Liens qui Libèrent, Paris, 2013, 622p.

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