Quel paradigme pour résoudre la crise environnementale ?
Le cas du principe de responsabilité
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Par Agathe Couvreur, membre Et Alii
L'ampleur de la crise environnementale amène certains auteurs à formuler une exigence morale nouvelle : il est désormais nécessaire de changer radicalement de cadre de pensée. Nous verrons que l'obligation d'une juste mesure ne peut pas se passer d'un mode d'auto-gouvernement, et mène in fine à la responsabilité collective, comme nous le montrerons avec le philosophe allemand Hans Jonas.
Quelques mots introductifs
Avec Descartes et Galilée, l'homme s'est donné pour ambition de se « rendre comme maître et possesseur de la nature » [1] , la nature n'étant plus qu'un livre écrit en langue mathématique[2] . Avec la science et la technique, l'homme s'est donné les moyens de « se poser en sujet autonome et [de] se débarrasser des pesanteurs mythiques, mystiques, religieuses, morales et institutionnelles » [3] . Pourtant, l'idée de l'exception humaine subit de sérieux affronts ces dernières années, sur le plan scientifique (les hommes n'ont que 2% de différence avec les chimpanzés) mais aussi moral (l'homme n'est pas si supérieur, si civilisé par rapport à d'autres espèces animales).
Dans ce contexte de remise en question de la suprématie humaine, la prise en compte progressive de l'environnement dans lequel évolue l'homme appelle la fondation d'une morale nouvelle, sinon d'un nouveau cadre de pensée. Nous nous situons dans un débat, entre d'une part les partisans de la soutenabilité faible (le développement est naturellement durable, et en laissant fonctionner le marché, le progrès technique permettra de substituer un stock de capital artificiel au stock de capital naturel) et les partisans de la soutenabilité forte (le développement n’est pas intrinsèquement durable, la réforme en profondeur de notre mode de développement actuel est nécessaire). Ces derniers exigent un changement majeur d'éthique dans la mesure où une croissance illimitée n'est selon eux pas compatible avec les ressources finies de la terre : selon les mots du philosophe Hans Jonas, ce nouveau cadre de pensée « reviendrait à consentir à de sévères mesures de restriction par rapport à nos habitudes de consommation débridées […] dont la voracité, avec les déjections qu’elle entraîne, apparaît particulièrement coupable des menaces globales qui pèsent sur l’environnement » [4] .
Dans ce devoir, nous présenterons avant tout les idées des partisans de la soutenabilité forte pour comprendre comment et sous quelles modalités ces auteurs pensent les nouveaux principes qui pourraient être à la hauteur des enjeux posés la crise environnementale. Nous verrons que pour certains l'obligation morale est déterminée par la nécessité d'une juste mesure, à rebours de la démesure issue de notre modèle de société. Cette obligation doit ensuite être pensée par rapport à la société concernée : l'ensemble des membres de l'entité collective doivent faire preuve de solidarité face à un enjeu qui leur est commun. La question du gouvernement et des décisions prises doit donc être mise en relation avec l'homme lui-même par le truchement de l'activité démocratique. Enfin, nous aborderons l'un des principes majeurs imaginés pour résoudre les contradictions de notre système de développement actuel, celui de la responsabilité tel qu'il a été développé par Hans Jonas.
L'obligation d'une juste mesure
La notion d'empreinte écologique nous permet de mesurer la surface de la planète dont une population dépend, compte tenu de son mode de vie, pour répondre à ses besoins. Une empreinte écologique dite durable est de 1,8 hectares par habitant[5] , or l'empreinte écologique moyenne réelle de l'homme est aujourd'hui de 2,3 hectares par habitant (sachant qu'elle est de 9,6 pour un Américain)[6]. Ces chiffres appellent une réflexion. Dans la mesure où nous n'avons qu'une seule planète, comment est-il possible que l'empreinte écologique moyenne soit à l'heure actuelle supérieure à l'empreinte écologique durable ? En fait, cela signifie que certaines populations ont une empreinte bien supérieure à d'autres, que ce soit d'un point de vue géographique (pays nord/sud) ou temporel (générations présentes/générations futures). L'empreinte écologique nous permet donc de constater l'inégalité intra- et inter-générationnelle à que sévissent les populations.
Ce constat d'un modèle de développement non durable, qui tend par ailleurs à se généraliser, appelle pour certains la création d'un nouveau devoir, c'est-à-dire de nouvelles contraintes imposées par des règles morales. L'obligation devient dans ce cadre d'autant plus nécessaire qu'elle est pensée dans le cadre de la totalisation du monde[7] : l'homme redécouvre que la terre est ronde et que les frontières sont impuissantes face aux pollutions. Selon l'éthique adoptée (et sur ce point, la littérature de l'éthique environnementale est particulièrement riche et diverse), l'obligation se fera envers l'homme lui-même, envers les générations futures ou encore envers la nature. Pour sa part, Hans Jonas privilégie une éthique qui donne la priorité à une harmonie entre la nature et les hommes, d'une part parce que la nature a une valeur intrinsèque indépendante de tout usage, et d'autre part parce que cette harmonie est garante de la survie des espèces et en particulier de l'espèce humaine.
Quoi qu'il en soit, l'obligation est celle de l'auto-limitation. L'auto-limitation apparaît en effet comme le moyen de combattre voire de dépasser la logique de l'hybris qu'exprime la recherche obsédée et obsédante de la croissance. Comme le souligne l'économiste Tim Jackson, « aucun sous-système d'un système fini ne peut croître indéfiniment » [8] : il y a une obligation de découplage, c'est-à-dire une obligation d'affranchir progressivement la production économique de sa dépendance aux flux de matières. Le découplage doit pour Tim Jackson être absolu, les impacts sur les ressources doivent donc baisser en termes absolus. L'obligation doit pour autant passer par une auto-limitation, une limitation qui ne m'est pas imposée de l'extérieur, mais que je décide moi-même de respecter.
Le principe du commun
Aussi, sans aller jusqu'au post-humanisme de Teilhard de Chardin qui appelle une interconnexion de tout par l'esprit, l'obligation doit être collective et doit appeler une interconnexion des hommes par le principe du commun. En effet, dans la mesure où les intérêts et les enjeux ne sont plus individuels, mais collectifs, l'obligation doit pouvoir faire intervenir tous les acteurs concernés.
L'obligation pourrait dès lors avoir pour socle le principe de la solidarité. Dès le XXe siècle, Léon Bourgeois formule le principe de solidarité inter-générationnelle, issu du fait que l'homme a des obligations (envers ses contemporains et ses successeurs) et des dettes (envers ses prédécesseurs)[9] . Ce faisant, les obligations et les dettes amènent l'homme à se consacrer à l'effort collectif. La solidarité est pour Léon Bourgeois le fruit du contrat social : l'homme vit en société et dès lors en accepte les obligations.
Mais plus que le principe de solidarité, c'est celui du commun qui pourrait donner l'orientation principale du nouveau cadre de pensée qu'appelle la crise environnementale. Étymologiquement, le mot de commun a la même racine que celles du collectif et de la réciprocité, de la dette et du don. La solidarité doit donc être collective et même plus, elle doit être commune au sens où le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval l'entendent : « il n'y a d'obligation qu'entre ceux qui participent à une même activité ou à une même tâche. Il exclut par conséquent que l'obligation trouve son fondement dans une appartenance qui serait donnée indépendamment de l'activité. » [10] L'auto-gouvernement du commun apparaît ici comme le moyen privilégié pour fonder l'obligation de l'auto-limitation. L'usager n'est dès lors plus un consommateur mais un coproducteur de règles. La gestion de l'environnement relève donc de l'auto-gouvernement : « la délibération sur les règles de l'usage commun qui font que la chose n'est pas abîmée ou détruite par l'usage mais améliorée » [11]. Le principe du commun, en faisant intervenir les membres de la collectivité concernée, fait appel chez chacun de ces derniers au principe de responsabilité.
La responsabilité collective
L'obligation commune appelle la responsabilité : l'homme doit répondre de ses actes devant la société. Or, quand il s'agit d'environnement, cette responsabilité n'est pas individuelle, mais collective. Comme nous venons de le voir, le nouveau cadre de pensée que la crise exige prend forme chez certains auteurs sous le principe de la solidarité collective et sous celui du commun : il s'agit de « personnes engagées conjointement en faveur d'un objectif donné » [12] qui ont pris la décision de se donner à elles-mêmes une obligation sous la forme d'un co-engagement.
Pour Hans Jonas, ce sont les nouveaux problèmes posés par la technique qui exigent une évolution radicale de l'éthique[13]. En effet, Jonas identifie un changement de nature de la technique : la technique gagne en ambivalence et en envergure, jusqu'à incarner une source d'autorité. La prise de conscience de ce changement et de l'absence totale de contrôle sinon de régulation de la technique amène Jonas à formuler le principe de responsabilité. En effet, Jonas constate que les morales contemporaines ne permettent pas de répondre aux problèmes nouveaux posés par la technique : pour lui, les éthiques traditionnelles, et notamment kantienne, ne sont plus opératoires. Jonas privilégie dans ce contexte une éthique conséquentialiste qui s'attache aux conséquences pratiques des actes, à rebours de l'éthique déontologique, celle de l'intention, qui conduit à la dégradation de l'environnement et in fine à celle de l'homme lui-même. Le nouveau principe de responsabilité tel que le développe Jonas permet finalement de résoudre en partie les problèmes posés par une société où la technologie nuit à l'existence, la vie et la survie des espèces : « agis de façon à ce que ton action soit compatible avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » [14]. Au-delà, la responsabilité chez Jonas est collective, ou totale, dans le sens où elle concerne aussi les êtres humains potentiels (les générations futures) voire les êtres extra-humains (la nature).
Par ailleurs, il s'agit chez Jonas d'une responsabilité non pas tournée vers le passé, comme c'est souvent le cas (je suis responsable des actes que j'ai auparavant commis), mais d'une responsabilité tournée vers l'avenir : « c'est dans l'anticipation de ce qu'il pourrait arriver de pire à l'humanité à cause de telle ou telle technologie que surgit un devoir de responsabilité à l'égard de cette humanité » [15]. L'anticipation et la prévention sont dès lors les clefs de lecture du principe de responsabilité, qui concerne également les générations futures, ce que reprend le principe du développement durable tel qu'il est défini dans le rapport Bruntland : un mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs[16]. En effet, la responsabilité s'inscrit désormais dans une logique de long terme : plutôt que d'être attentif aux conséquences effectives (passées) de nos actes pour les guérir, il s'agit d'être attentif aux conséquences potentielles (futures) de nos actes pour mieux les prévenir. Cette perspective de durabilité est rendue nécessaire par le fait que certains dommages écologiques sont par nature irréversibles.
Quelques mots en guise de conclusion
En somme, l'ampleur de la crise environnementale amène certains auteurs à formuler une exigence morale nouvelle : il est désormais nécessaire de changer radicalement de cadre de pensée. Nous avons ainsi vu que l'obligation d'une juste mesure ne peut pas se passer d'un mode d'auto-gouvernement, par le principe du commun, et mène in fine à la responsabilité collective, comme nous l'avons montré avec Jonas.
L'aspect institutionnel et juridique est par ailleurs d'une importance primordiale : le changement de paradigme dans la prise en considération de la crise environnementale doit s'accompagner d'un changement en terme de règle de droit. Aussi, le juriste Alain Supiot dénonce le principe général d'irresponsabilité qui prévaut à l'heure actuelle et milite pour un droit de la responsabilité pour « obliger ceux qui ont le pouvoir économique à répondre des conséquences sociales et environnementales de leurs décisions » [17]. Le problème majeur rencontré dans notre système juridique actuel est la reconnaissance d'une victime des dommages environnementaux[18]. En effet, comment déterminer qui est la victime d'un dommage environnemental ? Dans ce cadre, peut-on considérer la nature comme une victime ? Cela nécessiterait de procéder à une personnification juridique de la nature. L'ensemble des solutions juridiques pour résoudre les contradictions inhérentes à notre régime actuel d'irresponsabilité doit être examiné pour une refonde globale de notre manière de penser.
Par Agathe Couvreur, membre Et Alii
[1] Descartes René, Discours de la méthode, Vrin, Paris, 1984
[2] « et ses caractères sont le triangle et le cercle et autres figures géométriques », Galileo Galilei, L'essayeur de Galilée, Presses universitaires de Franche-Comté, Besançon, 1980
[3] Mbungu Mutu Joseph, Ethique écologique et principe de la responsabilité. La théorie éthique de Hans Jonas face au progrès technoscientifique et à la crise écologique, Peter Lang, Berne, 2010
[4] Hans Jonas cité par Ferrari Sylvie, « Éthique environnementale et développement durable : Réflexions sur le Principe Responsabilité de Hans Jonas », in Développement durable et territoires, Vol. 1, n° 3, Décembre 2010
[5] Une empreinte écologique est dite durable si elle permet à la planète d'absorber les effets délétères causés à son encontre, en d'autres termes, si elle permet une régénération des ressources naturelles sur le long terme.
[6] Pouchain Delphine, « La pertinence de la notion de développement durable », in Faut-il encore rechercher la croissance ?, Lille, 2013 [conférence de méthode de 2e année à l'IEP de Lille]
[7] Afeissa Hicham-Stéphane, La Fin du monde et de l'humanité, PUF, Paris, 2014
[8] Jackson Tim, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, De Boeck, Bruxelles, 2010
[9] Blais Marie-Claude, « La solidarité », in Le Télémaque, n°33, 2008. Léon Bourgeois est un homme politique français qui a reçu le Prix Nobel de la paix en 1920.
[10] Dardot Pierre, Laval Christian, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014
[11] Ibid.
[12] Gilbert Margaret, « La responsabilité collective et ses implications », in Revue française de science politique, Vol. 58, 2008
[13] Eric Pommier invité par Adèle Van Reeth dans « Actualité philosophique : Hans Jonas », in Les nouveaux chemins de la connaissance, 26 Décembre 2014 [podcast France culture]
[14] Catherine Larrère invitée par François Noudelmann dans « L'éthique de la vie chez Hans Jonas », in Le Journal de la philosophie, 11 Juillet 2013 [podcast France culture]
[15] Eric Pommier invité par Adèle Van Reeth, ibid.
[16] Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU, 1987, Notre avenir à tous. Rapport Brundtland, Nairobi (Kenya)
[17] Supiot Alain, « Ni assurance ni charité, la solidarité », in Le Monde Diplomatique, Novembre 2014
[18] Didier Anouchka, Le dommage écologique pur en droit international, Graduate Institute Publications, 2013
Bibliographie
Afeissa Hicham-Stéphane, La Fin du monde et de l'humanité, PUF, Paris, 2014
Blais Marie-Claude, « La solidarité », in Le Télémaque, n°33, 2008
Dardot Pierre, Laval Christian, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014
Descartes René, Discours de la méthode, Vrin, Paris, 1984
Didier Anouchka, Le dommage écologique pur en droit international, Graduate Institute Publications, 2013
Ferrari Sylvie, « Éthique environnementale et développement durable : Réflexions sur le Principe Responsabilité de Hans Jonas », in Développement durable et territoires, Vol. 1, n° 3, Décembre 2010
Galileo Galilei, L'essayeur de Galilée, Presses universitaires de Franche-Comté, Besançon, 1980
Gilbert Margaret, « La responsabilité collective et ses implications », in Revue française de science politique, Vol. 58, 2008
Jackson Tim, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, De Boeck, Bruxelles, 2010
Mbungu Mutu Joseph, Ethique écologique et principe de la responsabilité. La théorie éthique de Hans Jonas face au progrès technoscientifique et à la crise écologique, Peter Lang, Berne, 2010
Noudelmann François, avec Catherine Larrère comme invitée, « L'éthique de la vie chez Hans Jonas », in Le Journal de la philosophie, 11 Juillet 2013 [podcast France culture]
Pouchain Delphine, « La pertinence de la notion de développement durable », in Faut-il encore rechercher la croissance ?, Lille, 2013 [conférence de méthode de 2e année à l'IEP de Lille]
Salles Denis, « Environnement : la gouvernance par la responsabilité ? », in VertigO, Hors série 6, Novembre 2009
Soper Kate, « Écologie, nature et responsabilité », in Revue du MAUSS, n° 17, 2001
Supiot Alain, « Ni assurance ni charité, la solidarité », in Le Monde Diplomatique, Novembre 2014
Van Reeth Adèle, avec Eric Pommier comme invité, « Actualité philosophique : Hans Jonas », in Les nouveaux chemins de la connaissance, 26 Décembre 2014 [podcast France culture]