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Recension critique

Vox Populi d'Olivier Christin, Février 2014

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Par Rémy Pourquier, membre Et Alii, Décembre 2014

 

 

Olivier Christin déconstruit savamment l’idée d’une histoire linéaire du vote aboutissant nécessairement à la règle de la majorité ou au bulletin secret. Cette reconstruction d’une histoire du vote avant le suffrage universel passe par l’étude de lieux insoupçonnés comme des couvents, des académies, ou les ordres religieux. L’ouvrage révèle que les sociétés du Moyen Age étaient pleinement des sociétés d’élection où les débats sur la représentation furent nombreux.

 

 Olivier Christin,  historien moderniste, spécialiste de l'histoire religieuse réalise une étude singulière dans un ouvrage qui retrace une préhistoire du vote. Effectivement, il fut un temps où le vote n'était pas synonyme de démocratie. L'auteur analyse les pratiques électives avant le suffrage universel en Europe où plus précisément avant que n'apparaissent les débats et les théories sur la représentation moderne et les principes du gouvernement représentatif synonymes de démocratie, de suffrage universel et du secret du vote. Au fondement de sa réflexion, c'est la critique de la « confiscation libérale de l'histoire du vote » et l'idée selon laquelle la règle majoritaire est forcément la mieux adaptée à nos sociétés occidentales voire « constituerait ainsi la forme spécifique de la décision dans les sociétés modernes » (p 269). Selon cette conception, la société du Moyen-Age serait d'une certaine manière étouffée par l'accroissement du pouvoir de l’État et de la puissance papale, c'est-à-dire une société sans possibilité de choisir des représentants. C'est de là qu'est née une histoire linéaire ou téléologique fondée sur l'idée de l'élargissement du vote à l'ensemble des individus détachés de ses groupes primaires et qui participent à la chose publique. Dès lors, la démocratie représentative est devenue synonyme de la règle majoritaire et l'histoire ne serait que le triomphe de la règle de l'isonomie après près d'un millénaire d'oubli. L'ensemble forme ce qu'Olivier Christin appelle « les conditions de possibilité de l'individualisme démocratique ». Il serait aussi faux de croire que toutes les pratiques électives au Moyen Age et jusqu'au milieu du 18ème siècle ne sont que des formes embryonnaires «des dispositions individuelles et des ressources juridico-politiques qui seront plus tard celles de la vie politique démocratique » (p 102). C'est tout l'enjeu de cet ouvrage.

 

   Olivier Christin ne fait donc pas une histoire des idées politiques ou des théories de la représentation. A l'opposé de ceux qui proposent « cet étrange mélange d'anachronisme tranquille et d'ethnocentrisme heureux » (p 8), il propose de réaliser une « archéologie » des pratiques électives en Occident entre le Moyen Age tardif jusqu'aux révolutions de la fin du 18ème siècle. Pour cela, il enquête sur des « lieux improbables » (p 11), c'est à dire les communes, les confréries, les universités... l'ensemble des lieux où se pratique ordinairement ou régulièrement une élection afin de montrer que « cette longue époque ne fut nullement celle de l'éclipse du vote et de la décision élective » (p 12).

 

   Dans le premier chapitre intitulé « Des républiques sans démocratie », Olivier Christin affirme que les historiens ont souvent montré l'étiolement des institutions communales et « l'agonie des anciennes libertés » dans les villes et communes européennes à partir du 16ème siècle. Les élections apparaissent confisquées dans un jeu de rivalité entre les milieux d'affaire et judiciaire - les notables - et les officiers et représentants du roi ou plus généralement par le développement de l’État. Les premiers ont une conception très aristocratique de la politique tandis que l'intervention de plus en plus forte du pouvoir royal induit souvent la suppression des élections au profit d'un système de sélection des candidats par un ou plusieurs collèges. De plus en plus, apparaissent des lignages qui détournent les élections pour s'accaparer l'ensemble des fonctions et pouvoirs urbains. Ces historiens avancent que ces facteurs ont contribué sur le temps long au délitement du régime communal, à la disparition de pratiques démocratiques car à la fin du Moyen Age presque partout en Europe, le transfert du pouvoir vers des élites sociales apparaît total. Cependant, ces élections ne demeurent pas des « jeux sans enjeux » (p 20) et la forte rhétorique républicaine ainsi que les traditionnels sermons religieux ne constituent pas des « alibis » et n'ont pas pour fonction de cacher la confiscation du pouvoir. Elles témoignent plutôt de la façon dont ces élites concevaient leurs actions dans la ville ainsi que de la confiance aux exemples antiques dans l'art de gouverner. C'est plus généralement une nouvelle façon de voir la représentation qui apparaît. En témoignent les sommes considérables que déboursent les notables pour conserver les charges électives et éviter qu'elles soient accaparées définitivement par des élites locales, ainsi que la diffusion de l'idée de rotation périodique des charges. Ces élites urbaines sont donc attachées aux traditions, à la garantie des libertés de la ville « comme une personnification collective de la Res Publica » (p 25). Elles ont la certitude d'être les véritables représentants de la ville, de là découlent les discours humanistes et les références antiquisantes qui « révèlent très précisément la façon dont les édiles se représentent leur cité et leur rôle en son sein » (p 33). Les candidats se présentent pour le bien de la communauté et pour les honneurs. De même, les magistrats et compétiteurs invoquent les brigues, cabales et affections pour restreindre l'accès aux fonctions, pas tant pour déposséder les électeurs que par crainte de voir leurs charges honorifiques être accaparées par n'importe qui. Cette dénonciation aboutit à une régulation de la concurrence, elle « délimite les formes acceptables de la rivalité » (p 38) et empêche la mainmise d'un clan ou d'une lignée au profit d'un certain équilibre : «  Elle constitue un élément de fonctionnement du système politique de ville d'Ancien Régime et non la preuve de son dysfonctionnement absolu» (p 39). Ces forts enjeux de procédure amènent d'abord à l'utilisation du tirage au sort considéré comme étant plus équitable et moins manipulable puis à une adoption croissante de la règle majoritaire. Cependant, celle-ci est « la condition d'une  préservation a minima de la Res Publica commune dans laquelle chacun est soumis à une loi unique » (p 46), elle ne correspond pas encore à la vision de la société comme multiplication des intérêts divergents. Enfin, il n'y a pas de triomphe progressif du bulletin sur le vote à haute voix. Ce sont des objets de lutte politique qui restent « des modes concurrents et parfois concomitants de la décision collective légitime jusqu'au début du 18ème siècle » (p 60). Par conséquent, il ne faut pas voir dans ces élections « les matrices des pratiques démocratiques qui s'imposeront dans les révolutions...et de céder à l'illusion d’un chemin triomphal conduisant les sociétés d'Ancien Régime vers la politique moderne » (p 80).

 

   Le deuxième chapitre intitulé « les sociétés électives » débute par l'opposition théorique classique entre société organique (Gemeinschaft) et société mécanique (Gesellschaft), distinction qui est cependant insuffisante pour expliquer le passage des sociétés médiévales à la modernité et le triomphe de la décision majoritaire. Les pratiques électives dans des institutions ecclésiastiques ou séculières que constituent les « sociétés électives » (soit des corporations, des confréries, des universités, fraternités, académies) montrent que la décision majoritaire est constitutive de l'affirmation, de l’institutionnalisation et de la stabilisation de groupes ou collèges électoraux et corps, et surtout du remplacement de l'unanimité par le principe de « personne juridique ». Ceci amène à distinguer les membres d'un corps du corps lui même et de le concevoir comme une identité juridique qui dépasse celle de ses membres. Cette « opération intellectuelle » permet de donner des « outils juridiques » au renforcement de certaines institutions et elle est inséparable d'un changement dans la prise de décision qui s'éloigne davantage de l'acclamation ou de l'unanimité sans pour autant être des lieux d'apprentissage de la démocratie. L'exemple des confréries largement documenté dans cet ouvrage montre bien les contradictions ou les illusions qui entourent ces organisations. D'un côté nous avons l'idéal d'une communauté parfaite, vivante et unanime. De l'autre ces confréries seraient des sortes de laboratoires « incubateurs de la révolution démocratique et le lieu d'apprentissage de l'engagement politique du sujet moderne » (p 102). A l'intérieur s'exercent cependant la rotation des charges et l'importance de l'égalité formelle entre ses membres avec l'extension de la règle majoritaire, sans qu'un système électif l'emporte sur un autre. Ces transformations aboutissent à concentrer le pouvoir effectif de décision au sein d'un conseil restreint où un renversement brutal de rapport de force est désormais exclu. De même, les universités sont loin d'être des « vestiges de la liberté académique » (p 104). Alors que celle-ci disposait d'une entité juridique autonome, l'élection devient une occasion de dépossession au profit d'un arbitre extérieur qui reçoit l'essentiel des suffrages. De plus, les conflits lors des élections au sein d'une université montrent que ce ne sont pas tant les talents, mérites ou l'expérience qui orientent le vote mais plutôt la recherche de « sa propre reproduction avant la production nouvelle du savoir » si bien que « le meilleur choix...n'est donc généralement pas le choix du meilleur » (p 124). L'analyse des pratiques électives dans ces lieux révèle un paradoxe : si le vote est bien ce qui permet de désigner un candidat, les universités et les académies sont en fait de plus en plus soumises aux interventions d'un prince qui souhaite limiter l'autonomisation de ces corps lorsqu'il n'est pas le créateur de ces institutions.

 

   Le troisième chapitre qui s'appuie notamment sur les travaux de Léo Moulin [1] porte sur l'importance de l'héritage de l’Église médiévale et du droit canon, au sein de laquelle de nombreux conflits théoriques ont eu lieu notamment sur la formation d'une décision collective. En témoigne le travail de codification théologique et juridique que l'on retrouve dans l'essentiel des ''grands dictionnaires'' qui restent cependant muets sur les pratiques du vote au sein des institutions ecclésiastiques. De façon générale et paradoxale, les élections religieuses subissent une série de remises en cause alors même que se développent des argumentaires et des débats théoriques sur la formation et l'expression des suffrages. Pour la tradition historiographique, les élections religieuses seraient le lieu des expériences de la construction de la volonté collective où s'inventèrent la démocratie et la règle majoritaire. Cependant, comparer ces pratiques électives avec celles d'aujourd'hui s'avère hasardeux car « les élections religieuses restent elles aussi par bien des côtés des élections d'Ancien Régime » (p 211) où le savoir faire de certains électeurs et la séniorité sont des facteurs déterminants du vote. De même, la logique du corps et de sa reproduction ainsi que le patronage divin de l’élection l'emportent sur le souci de choisir le meilleur des candidats. Olivier Christin constate cependant un « mouvement très lent mais inexorable » (p 212), à savoir, lors des conclaves, le renforcement du vote secret et les débats sur la règle majoritaire structurent ces votes.

 

  Plus globalement, les élections religieuses évoluent dans un mouvement qui touche toutes les organisations et sociétés électives à savoir des pratiques électives codifiées, du vote secret associé à la décision majoritaire, abandon de la référence à la séniorité, publicité des débats. A cela s'ajoute la consolidation des dispositifs matériels qui donne « un sens nouveau à l'idée de libre expression des suffrages. Elle renvoie à un choix fait en conscience, que l'électeur doit pouvoir exprimer sans se dévoiler» (p 216). Si à la fin de l'Ancien Régime tous les éléments sont en place pour permettre le sacre du citoyen, il n'existe cependant pas de « récit unique » et « le vote moderne n'avait rien d'inéluctable » (p 217). Les différentes pratiques électives sont en fait la cause de cette discontinuité historique du vote.

 

  Dans le dernier chapitre portant sur les liens entre la « représentation politique et représentation juridique », Olivier Christin présente une idée courante, fausse selon lui. Pour la tradition historiographique, l'architecture des diètes impériales, des états généraux et d'autres assemblées de l'Ancien Régime seraient autant des formes de représentation et de participation politiques qui préfigurent les assemblées modernes issues des révolutions. En réalité, les dispositifs architecturaux sont à l'opposé de ceux des représentants de la nation dont le symbole est hémicycle ou le cercle. Par exemple, lors des états généraux de 1789 : « la disposition des personnes dans la salle était à l'image de la société : inégale et strictement déterminée par le statut juridique des personnes » (p 221). Ces assemblées mettent en scène les hiérarchies, la société d'ordre et les querelles infinies qu'engendraient la structure des assemblées qui étaient « indissociables de l'organisation politique et de la conception de la représentation politique qu'elles incarnaient » (p 222). Le plan de la salle permet de comprendre quel est le type de représentation politique et juridique de ces différentes assemblées. Dans les assemblées générales du clergé, l'inégalité des rangs ou des grandeurs ne s'oppose pas à l'intérêt collectif. La logique est pourtant inverse de la nôtre : la disposition permettait la prise en compte des particularismes et des privilèges, « sans laquelle il ne pouvait y avoir de décision juste » (p 229). Par conséquent, les assemblées ne donnent pas la représentation du peuple souverain mais celle de la société d'ordres si bien que le placement dans la salle et les diverses processions sont comme « des rappels à l'ordre de la société d'ordres » (p 229). Pourtant, de telles assemblées conçoivent donc le passage de la pluralité des opinions à la décision collective sur le mode du marchandage et de la recherche du consensus. Le but n'est pas de tendre vers la raison et l'efficacité ; en témoigne l'obsession des préséances et des privilèges qui « favorise[nt] l'idée paradoxale que les positions sont incommensurables et pourtant qu'elles se valent toutes » (p 255).

 

   La force de l'ouvrage tient en la présentation synthétique et très claire de ces pratiques électives dans des lieux insoupçonnés. L'auteur quitte donc le champ de la théorie politique largement commenté pour entrer dans celui trop négligé de l'étude de ces sociétés où le vote était beaucoup plus courant qu'on pouvait le penser. En ce temps là, l'élection était toujours synonyme de débat, d'interprétation, de dispositifs matériels qui sont sans cesse remis en cause. Le vote était toujours plus qu'une simple élection, il est d'une richesse infinie, une impulsion qui « transforme, à l’évidence, la façon de penser ce qu'est une majorité ou une instance représentative ». Le vote et ses dispositifs portent en eux une vision politique de la représentation. Les votants la produisent tout autant qu'ils l'incarnent. Ce n'est donc qu'indirectement que Olivier Christin nous invite à réfléchir sur nos sociétés qui sont devenues bien plus des sociétés d'élection que des sociétés électives.

 

   Nous visons d'un côté dans une forme de « fondamentalisme électoral » décrié par David Van Reybrouck [2]. Olivier Christin rappelle justement qu'il faut éviter le double écueil d'une « approche exclusivement technique des pratiques et des règles électorales » et celui d'un récit enchanté de la liberté politique, de la pacification des conflits, et de l'idée de la décision majoritaire comme étant le meilleur des suffrages possibles.

Cela n’empêche pas Olivier Christin de paradoxalement soutenir l'idée que la décision majoritaire a fait son temps. En effet, et il reprend une analyse très classique d'un 'symptôme' de la 'crise démocratique' : si la décision majoritaire a permis  « l'accélération de la volonté collective », elle est aussi vecteur « d'atomisation des citoyens et de désengagement, de défiance » (p 274). Il constate que depuis « quelques décennies » des chercheurs et politiques affirment la nécessité d'approfondir la démocratie en donnant le droit de vote à de nouvelles catégories de citoyens étrangers, l'idée de la règle majoritaire n'a jamais été autant contestée. C'est au nom de la règle majoritaire, de l'égalité des citoyens que sont justifiés le référendum, l'introduction du tirage au sort ou d'une dose de proportionnelle ou le retour au modèle Athénien de la démocratie directe. La critique peut nous surprendre. En effet, pour beaucoup, nos démocraties représentatives doivent être aménagées dans un sens de la plus grande participation des citoyens à la Res Publica. Cependant, ce que souligne Olivier Christin, c'est qu'il n'existe pas de solution clef en main et qu'il ne faut pas rejeter l'héritage pluriel du vote car il permet de comprendre qu'il existe plusieurs manières « de penser le monde social, la régulation des rapports de force et des conflits » (p 274). Une modification dans les pratiques et les processus électoraux est l'affaire de tous et non pas d'un nombre restreint d'experts et d'hommes politiques. La leçon que nous fait Olivier Christin est celle ci : au lieu de chercher l'aboutissement d'un idéal démocratique déjà fourni, sans débat, il vaut mieux prendre le temps de retourner au passé et de voir comment se construisent les décisions politiques dans des pratiques matérielles. L'analyse anthropologique du vote aboutit à une conception relativiste des processus électoraux, ce qui peut faire grincer des dents ceux qui pensent que la démocratie représentative n'est qu'un stade de l'histoire et qu'elle est à la fois indissociable de la décision majoritaire, du suffrage universel et évolue forcément vers son accomplissement (démocratie directe, assemblée de citoyens, tirage au sort etc...). Cette vision téléologique de la démocratie oublie probablement un des éléments les plus importants développés par Olivier Christin : la représentation politique reflète les enjeux et les conflits entre différents groupes et qu'il serait par conséquent dommageable de se focaliser uniquement sur la technique et la procédure. En fin de compte, Vox populi nous apprend que la politique et la démocratie reste toujours la recherche collective du bien commun et que le débat qui en découle est constitutif de cette quête car quod omnes tangit, ab omnibus approbetur ‘que ce qui touche tout le monde, soit approuvé par tout le monde’ comme aime le répéter l'auteur.

 

Rémy Pourquier, membre Et Alii  

 

 

Olivier Christin, Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel, Seuil, Paris, 2014, 277 p.

 

[1] Léo Moulin, "Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes", Revue internationale d’histoire politique et constitutionnelle, nouv. série, vol 10, 1953.

[2] David Van Reybrouck Contre les élections , Arles, Actes Sud, coll. « Babel / essai », 2014, 259 p.

 

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